Malgré l’acceptation universelle d’une discrimination envers les femmes inhérente à toutes les cultures, l’islam, aussi bien en tant que civilisation que religion, reste celui qui, actuellement, est le plus interpellé sur cette question, voire le plus souvent mis sur la sellette et stigmatisé pour ses pratiques inégalitaires envers les femmes.
2De ce fait, la thématique « femmes et islam » est devenue, depuis un certain temps déjà, le « sujet central » des débats contemporains et il est actuellement très difficile d’en faire une approche objective. En effet, ce sujet reste le plus souvent perçu à travers un double prisme, à savoir celui de l’actualité médiatique, avec son corollaire de stéréotypes et d’islamophobie rampante et celui de l’idéologie politique des sociétés majoritairement musulmanes.
3Tout se passe comme si, conjonctures politiques internationales aidant, l’islam est devenu La Religion de l’oppression des femmes par excellence, ce qui a pour effet d’atténuer, voire de complètement évacuer les cultures de discrimination propre aux autres sociétés, traditions ou religions.
4Le discours récurrent et le tapage médiatique sur les femmes musulmanes, avec leur statut juridique précaire, leur émancipation retardée, leur mise sous tutelle culturelle, leurs « burquas » et « voiles » de tout genre, a fini par instaurer dans l’imaginaire collectif contemporain une image indélébile, celle de femmes éternellement soumises et inéluctablement aliénées. Image, qui entretient, sournoisement, l’idée que l’inégalité des sexes est finalement structurelle à la seule symbolique islamique dont, d’ailleurs, le seul qualificatif d’islamique dispense de toute analyse ou réflexion profonde.
5Il y a donc un acharnement dramatique à vouloir faire des femmes musulmanes – toutes les femmes musulmanes – les principales victimes, d’un islam forcément tyrannique, inégalitaire et aux relents barbares que seules les voies d’une émancipation occidentale idéalisée et universalisée à outrance, sont à même de libérer.
6Cette nécessité symbolique de « libération » des femmes musulmanes, induite par un ethnocentrisme intellectuel qui ne s’en cache plus, a fini par relativiser ou à absoudre les autres cultures et sociétés, notamment occidentales, de tout constat de discrimination envers leurs femmes qui seraient, elles, « naturellement libérées » et supposées avoir acquis tous les droits.
7Ce « droit d’ingérence » intellectuel profondément ancré dans l’idéologie occidentale fait donc toujours partie des préalables requis du discours politiquement correct. « Libérer les pauvres femmes musulmanes victimes de l’islam » est une formule politique qui se « vend » donc toujours très bien et qui témoigne, tant que faire se peut, d’une indubitable appartenance au monde « civilisé », celui – là même qui délimite les frontières culturelles des « Eux » et « Nous ».
8Or, il serait peut-être utile de rappeler ici, deux évidences. La première concerne l’extrême diversité des femmes musulmanes. Il y a autant de sociétés musulmanes différentes, que de modèles de femmes musulmanes, qui, de l’Indonésie au Maroc, en passant par l’Arabie saoudite ou l’Europe centrale et l’Afrique subsaharienne, sont représentantes d’une hétérogénéité socioculturelle importante, ne serait-ce que géographiquement parlant.
9Cette pluralité existante est en contradiction flagrante avec l’image monolithique et uniformisante de l’incontournable « femme musulmane », reproduite par les stéréotypes occidentaux et qui tend à réduire systématiquement toutes les femmes musulmanes à une seule et unique dimension culturelle.
10La seconde évidence à rappeler et que l’on oublie trop souvent est celle de « l’universalité » de la culture de discrimination envers les femmes. L’inégalité des droits entre femmes et hommes a été la règle pendant des millénaires et, malgré des acquis incontestables aujourd’hui, la situation subalterne des femmes est un phénomène qui perdure et transcende, à des degrés variables bien entendu, toutes les cultures et toutes les civilisations.
11Dans notre monde postmoderne et hypermondialisé, c’est l’imbrication du patriarcat et de l’ultralibéralisme qui induit de nouvelles formes d’exploitation et de domination des femmes et ces dernières aussi bien au Sud qu’au Nord, se retrouvent dans les mêmes situations de précarité « mondialisée ».
12Aujourd’hui, il faudrait savoir reconnaître, malgré des avancées certaines, que l’égalité, ce principe fondateur des systèmes démocratiques universalistes, reste l’une des promesses les plus inaccomplies de la modernité et il apparaît donc évident que la lutte pour la reconnaissance et l’institutionnalisation des droits égalitaires entre hommes et femmes est un combat encore inachevé dans le monde actuel [1][1]Les statistiques sur les femmes dans le monde sont alarmantes :….
13Ceci dit, il ne s’agit pas ici de refuser toute critique portant sur la réelle discrimination dont sont sujettes les femmes musulmanes, notamment quand elle vient de l’Occident, comme le fait un certain discours islamique complètement obnubilé par un « fantasmatique complot occidental » contre l’islam.
14Ce qui doit être refusé, ce n’est pas tant la critique, qui peut être juste, mais le fait que cette critique n’est généralement dirigée que contre l’islam en particulier ce qui tourne à la véritable dérive obsessionnelle. Cette critique sélective fait fi de l’état général dans lequel se trouve la majorité des femmes à travers le monde et passe sous silence les autres discriminations d’origine religieuses ou autres, dont souffrent les femmes, pour ne se focaliser que sur l’islam et les femmes musulmanes.
Les femmes musulmanes, à l’instar des autres femmes dans le monde, vivent, selon le degré de développement de leurs sociétés respectives, leurs lots de discriminations comme partout ailleurs. Et il reste malheureusement triste de constater, effectivement, la présence d’une « donnée religieuse » commune qui est à l’origine d’une culture de discrimination réelle envers les femmes musulmanes. C’est ce qui est à l’origine de cette image universelle devenue incontestable de l’islam, comme religion qui opprime les femmes par excellence et qui entrave inévitablement l’émancipation des femmes. Or, on ne le dira jamais assez, ce n’est pas l’islam en tant que message spirituel qui opprime les femmes mais bien les différentes interprétations et dispositions juridiques entérinées depuis des siècles par des idéologies savantes, qui faute d’avoir été réformées, ont fini par supplanter le texte et se transformer en des lois religieuses immuables.
16Faire la part des choses entre l’islam en tant que message spirituel et l’islam en tant que culture religieuse avec ses institutions, ses idéologies, ses diverses interprétations, est très important, voire indispensable à toute analyse de cette question, même s’il convient d’avouer que ce n’est pas chose aisée devant l’état actuel de confusion intellectuelle des sociétés et communautés musulmanes.
17Il faudrait aussi noter qu’au-delà d’une rhétorique occidentale, qui frise parfois l’indécence et dont l’objectif est loin d’être innocent, cette question des femmes – avec ses dérivés de droits juridiques comme l’égalité hommes/femmes – touche d’abord à l’un des problèmes majeurs des sociétés arabo-musulmanes, à savoir celui de l’absence d’un véritable espace de liberté démocratique.
18Débattre et promouvoir la question de l’égalité des droits entre femmes et hommes au sein d’une société c’est promouvoir et accepter les fondements de la démocratisation politique et c’est bien, sur ce déficit en démocratie que se cristallisent les échecs de la grande majorité des réformes entreprises depuis bien longtemps au sein du monde arabo-musulman, dont notamment celles qui concernent la question de l’égalité entre hommes et femmes.
19Dans la plupart des sociétés musulmanes – et de façon caricaturale – le débat oscille entre deux discours qui convergent sur le fond. L’un officiel, légitimant une politique de tolérance et d’action « minimaliste » envers les femmes comme une caution de sa politique de modernisation tout en pérennisant sur le fond une lecture religieuse rigoriste, tandis que l’autre, représentatif d’une réalité collective musulmane, érige le « statu quo » sur la question des femmes dans les débats sur la religion, comme un étendard de sa résistance culturelle à l’occidentalisation [2][2]C’est l’exemple du code du statut de la famille au Maroc qui a….
20La notion d’égalité entre hommes et femmes dans le monde musulman reste toujours perçue comme étant une donnée complètement étrangère à la tradition islamique imposée par un Occident structurellement hégémonique !
21À ce niveau, il paraît important de rappeler que cette thématique des femmes musulmanes et de leurs droits a été et reste jusqu’à aujourd’hui l’otage indubitable des séquelles des luttes anticoloniales mais aussi de leurs corollaires postmodernes tels que les conflits géopolitiques internationaux contemporains – Palestine, Irak, Afghanistan, 11 septembre – qui alimentent ainsi les récurrentes crises identitaires et finissent par délégitimer toute tentative de réforme notamment concernant la question des femmes musulmanes, considérées comme étant les gardiennes du dernier chantre islamique à protéger.
22La question des femmes étant le principal enjeu de la modernisation politique dans l’espace arabo-islamique, c’est bien évidemment autour d’elle que vont se tisser toutes les résistances et se cristalliser toutes les frustrations conjoncturelles.
23De la question centrale de la gouvernance politique de la majorité des autocraties arabo-musulmanes, au problème de l’éternel ajournement de la réforme de la pensée et de la tradition islamique, en passant par les répercussions récurrentes de l’aliénation culturelle et économique à l’Occident : c’est à travers toutes ces dimensions que la problématique des femmes et de l’égalité en islam doit être reconsidérée et analysée.