Depuis le début des années1980, principalement à la suite de la Révolution islamique en Iran, l’Islam occupe en permanence le devant de la scène médiatique internationale. Mais de quoi parle-t-on quand, dans le grand concert des médias occidentaux, on parle d’« islam » ? La plupart du temps il s’agit de l’islam comme religion « instrumentalisée » au bénéfice de tel ou tel pouvoir, tel ou tel courant politique, telle ou telle « révolution » ou telle ou telle idéologie du « choc des civilisations ». Rarement l’islam est approché à partir de ce qu’il est d’abord : une foi et une spiritualité qui ne cessent de nourrir et de faire vivre de manière pacifique et pacifiante des centaines et des centaines de millions d’êtres humains. Plus rarement encore, l’islam est abordé par ses productions intellectuelles contemporaines. L’image que l’Occident a de l’islam et du monde islamique (et que beaucoup de musulmans ont eux-mêmes) est celle d’une réalité monolithique largement obscurantiste, qui serait devenue incapable de susciter des forces de renouvellement et de s’adapter aux nouvelles conditions d’existence de l’humanité. L’islam comme réalité spirituelle, mais aussi comme gisement intellectuel en éveil permanent, est ignoré, sciemment ou par manque de culture…
Pourtant, au sein de l’immense monde musulman (un milliard trois cents millions de personnes), de multiples évolutions ne cessent de se produire. Diverses, riches, contradictoires, s’opposant parfois violemment, elles viennent rappeler que l’islam constitue bien, malgré certaines apparences et les réductions volontaires, un phénomène pluriel et toujours en devenir. Parmi ces nombreuses évolutions, il y a l’émergence, dans de nombreux pays, de nouvelles catégories d’intellectuels et notamment l’affirmation d’une génération d’hommes (et, quelquefois, de femmes) qui peuvent être présentés comme les nouveaux penseurs de l’islam.
Le qualificatif de « nouveaux penseurs de l’islam » apparaîtra prétentieux. Il faut savoir que ce ne sont pas eux qui se l’appliquent. Mais ces intellectuels se manifestent bien comme étant d’un « nouveau type ». En effet, ils ne se préoccupent pas, ou ne se satisfont pas, de fortifier ou d’adapter le monde musulman en face des données de la modernité, mais ils ressentent la nécessité de repenser l’islam lui-même, et ils s’attellent courageusement à cette tâche. Leur but n’est pas de « réinventer » l’islam dans ce qu’il contient de message révélé par Dieu aux hommes une fois pour toutes. Ces hommes (et ces femmes) se définissent comme croyants, membres de la Oumma. Le Coran est bien pour eux Parole de Dieu, quand bien même ils peuvent s’interroger sur ce que recouvrent nos notions de Parole de Dieu et de Révélation. Mais leur intention est de réexaminer les manières dont l’islam a pu se construire historiquement, de « revisiter » les interprétations successives et les utilisations qui ont été faites du message coranique et des autres textes fondateurs (Hadiths, Sunna, corpus des grandes écoles juridiques…), et de passer ceux-ci au tamis de la critique. Ils désirent exposer aux méthodes de la recherche scientifique, et au questionnement des sciences humaines, tous les aspects de cette réalité vivante qu’est l’islam. Ce travail de déconstruction ne veut évidemment pas contribuer à une dévalorisation ou à une démolition de l’islam comme certains peuvent le craindre mais, au contraire, permettre à chaque musulman, et aussi à tout honnête homme, de mieux pouvoir approcher en vérité le message de l’islam, loin des manipulations idéologiques, et de pouvoir vraiment se l’approprier en connaissance de cause.
Parce que la plupart de ces penseurs sont soucieux de fournir les conditions d’une nouvelle herméneutique coranique, qu’ils revendiquent une démocratisation des sociétés musulmanes et qu’ils se prononcent pour le respect d’une grande liberté de conscience pour chaque individu, et que tout cela ne peut que conduire à de nouvelles manières de vivre l’islam, ils peuvent être considérés légitimement comme des réformateurs. Une qualité qu’ils ne refusent certainement pas, même si, là encore, ils restent modestes. Certains ont cru pouvoir parler à leur sujet des « Luther de l’islam », mais cette expression, il faut le savoir, avait déjà été employée en 1925 par le journal égyptien Al-Muqtafaf, pour désigner le savant religieux Ali Abderraziq qui venait de remettre en cause, dans son ouvrage L’Islam et les fondements du pouvoir, la pertinence de l’institution califale que venait de supprimer Kemal Atatürk au grand dam de tous les musulmans du monde. Il convient donc de ne pas se lancer trop vite dans les comparaisons historiques et dans l’appréciation du devenir de l’audience et de l’efficacité de la production intellectuelle de ces penseurs. Cela d’autant plus que la Réforme protestante au xvie siècle, que l’on voudrait parfois voir servir de modèle à une « réforme musulmane », s’est construite dans l’opposition à une institution centralisatrice puissante – le Siège pontifical romain – qui n’existe pas dans le monde musulman. Une Réforme. Oui… Mais contre qui ont contre quoi ?
Quel rapport à la modernité ?
Au vrai, le « mouvement vers la Réforme » ne date pas d’aujourd’hui en islam. À différentes époques de son histoire, le monde musulman a connu des initiatives visant à son revivalisme, tout particulièrement quand il s’est trouvé en situation d’agression ou de recul spirituel et intellectuel. Tous ceux qui, actuellement, ressentent le besoin de « renouveau » (tadjik) dans le champ de la pensée islamique, font ainsi toujours référence à ce qui a été appelé le réformisme ou encore le modernisme et qui, du milieu du xixe siècle aux années 1935-1940, a animé toute une partie des sociétés islamiques, essentiellement autour des figures du Persan Jamal al-Din al-Afghani (1838-1897), du cheikh égyptien Muhammad Abduh (1849-1905), du Syrien Mohamed Rashid Rida (1865-1935).
Mais tout effort de réforme s’inscrit dans des conditions particulières auxquelles il cherche à apporter des réponses adaptées. Le réformisme d’un Muhammad Abduh s’est développé alors que l’islam subissait la colonisation surtout britannique et française. Les sociétés musulmanes se voyaient accusées par les milieux occidentaux et par les orientalistes (notamment à travers une polémique déclenchée par l’écrivain français Ernest Renan) d’être incapables de s’adapter au monde moderne. Les musulmans s’interrogeaient sur leur retard en matière scientifique et technique. Les « réformistes historiques » de Jamal al-Din al- Afghani à l’Algérien Abd al-Hamid ibn Badis (1899-1940), s’ils ont subi la persécution des puissances coloniales, ont, en revanche, bénéficié d’un large soutien dans tout le monde musulman. Pour tous, ils étaient porteurs d’un espoir de Nahda (le « réveil », la « renaissance »). Aujourd’hui encore, la plupart d’entre eux sont cités avec respect par des voix très diverses et même opposées de l’islam. Il est vrai que les pères fondateurs du réformisme moderne avaient un discours apologétique concernant l’islam, et que leurs critiques ne portaient pas tant sur la manière dont l’islam s’était historiquement construit que sur la mauvaise pratique de l’islam par les musulmans…
Les nouveaux penseurs, eux, sont apparus dans un contexte très différent, celui de pays devenus indépendants mais souvent livrés à des pouvoirs dictatoriaux supportant mal la moindre prétention à une réforme qui pourrait leur échapper ou les contester. Ils ont connu les révolutions nationalistes, socialistes, marxistes et parfois islamistes, ainsi que les expériences libérales. Ils ont été les témoins impuissants, jusqu’aujourd’hui, du jeu cynique de l’Occident, qui s’est opposé aux mouvements de libération nationale laïcs perçus comme contraires à ses intérêts (la révolution de Nasser, spécialement) et a favorisé souvent (c’est le cas des États-Unis) les mouvements fondamentalistes et islamistes, avant de les dénoncer, désormais, comme constituant l’« empire du mal ». Ils se retrouvent parmi les victimes de l’humiliation constante des peuples arabes, qui résulte de la non reconnaissance des droits du peuple palestinien ou des guerres américaines contre l’Irak. On observe en effet qu̕à chaque fois que les sociétés arabes se sentent attaquées ou méprisées, elles se révèlent incapables d’entendre le moindre discours d’autocritique et se retournent facilement contre ceux qu’on peut leur présenter comme des « ennemis de l’intérieur » et, particulièrement, des détracteurs de l’islam. Les nouveaux penseurs sont ainsi à la fois la cible des pouvoirs politiques non démocratiques, des savants traditionnels naturellement conservateurs et qui ne supportent pas cet islam critique, et des islamistes qui n’apprécient pas davantage leur libéralisme et leur dénonciation du concept d’État islamique comme le résultat d’un détournement des textes. Plusieurs, menacés de mort, ont dû se résoudre à l’exil. Ali Abderraziq, Muhammad Khalafallah, Taha Hussein, Nasr Hamid abu Zayd dans le monde arabe, Muhammad Iqbal, Fazlur Rahman dans le sous-continent indien, ou encore Mahmoud Mohamed Taha pendu au Soudan en 1985 : tous furent harcelés, persécutés, calomniés.
Comme les réformistes du xixe siècle et du début du xxe, les nouveaux penseurs sont confrontés à la problématique de la modernité. Mais celle-ci ne se présente pas à eux de la même manière, et les réponses qu’ils apportent se révèlent fort différentes. Pour les premiers réformistes, de fait, il s’agissait de trouver les voies d’un compromis entre islam et acquis scientifiques modernes : adopter les sciences et les techniques de l’Occident sans réticence, mais préserver intégralement le bloc des croyances musulmanes et celui de leurs applications juridiques et sociales. La science : oui, mais à condition que la pensée islamique ne soit pas pénétrée par elle, et que le progrès technique ne modifie pas les mentalités et les structures sociales et familiales. L’acceptation de ce qui était perçu par les réformistes comme étant la modernité (la force et le dynamisme des sociétés occidentales capables de multiplier les progrès dans les domaines scientifiques et de s’ouvrir aux connaissances nouvelles) allait de pair avec un retour vers la religion des « pieux ancêtres » (salaf), d’où le nom de « salafites » qui leur sera aussi donné avant que cette appellation ne désigne, aujourd’hui, les adeptes d’un islam wahhabite des plus rétrogrades. On doit cependant relever que Muhammad Abduh a ouvert des chemins nouveaux avec son commentaire coranique de la revue Al-Manar (« le phare ») puisqu’il a prôné le recours à la raison comme soutien et critère de la foi, et qu’il a même découvert des correspondances entre les principes immuables du monothéisme musulman et la religion naturelle de la philosophie des Lumières. L’idée de rationalité est probablement ce que les modernistes musulmans ont tiré de leur rencontre avec la modernité, la rationalité leur semblant représenter l’arme capable de faire accéder le monde musulman aux progrès modernes.
Les nouveaux penseurs perçoivent, quant à eux, la modernité sous un jour très différent. Ils ne considèrent pas la raison, déjà, comme étant universelle et comme allant de soi, mais ils l’abordent comme une faculté construite socialement, qui existe au sein de pratiques et de discours multiples. Pour eux, la modernité correspond à une période de l’histoire humaine où la raison et la science l’emportent sur la primauté reconnue hier aux Ecritures, à la tradition et à la coutume. Au cœur de la modernité, il y a l’idée d’un individu qui agit librement, connaît librement, dont les expérimentations peuvent pénétrer les secrets de la nature, et dont les efforts avec d’autres peuvent contribuer à la formation d’un monde nouveau et meilleur. Les nouveaux penseurs approchent la modernité de manière critique. On les accuse fréquemment d’être trop marqués par les penseurs contemporains occidentaux, alors que leur critique de l’Occident est tout aussi rigoureuse et vigoureuse que celle dont ils font preuve à l’égard de l’héritage islamique. Pour eux, le progrès scientifique et technique ne doit pas apparaître systématiquement comme un allié. Et la suffisance de l’Occident qui prétend imposer partout ces valeurs leur est insupportable. Les voies de la modernité dans les sociétés musulmanes n’ont pas, selon eux, à se modeler absolument sur celles de la modernité occidentale. Ce qu’ils retiennent de la modernité, surtout, c’est la lumière critique que les connaissances modernes ont développée. Ils témoignent d’une pensée islamique moderne, en ce sens qu’ils prônent l’incorporation des sciences sociales modernes (linguistique, sémiologie, histoire comparée des religions, sociologie notamment) dans l’étude de l’islam et dans l’interprétation des textes. Leurs noms ? Pour ne citer que les principales figures : Abdul Karim Soroush (Iran), Mohamed Arkoum, (Algérie France), Fazlur Rahman (Pakistan, décédé en 1988), Nasr Hamid Abu Zayd (Égypte), Hassan Hanafi (Égypte), Abdelmajid Charfi (Tunisie), Mohamed Talbi (Tunisie), Farid Esack (Afrique du Sud), Ebrahim Moossa (Afrique du Sud), Asghar Ali Engineer (Inde), Abdullahi an-Naïm (Soudan), Muhammad Sharour (Syrie), Chandra Muzzafar (Malaisie) Amina Wadud (Malaisie), Rifat Hassam (États-Unis), Fatima Mernissi (Maroc)….
Tous ces hommes et quelques femmes ne tiennent pas sur tout un discours unique. Ils n’ont adopté une attitude commune ni sur les questions religieuses ni sur les réalités politiques et culturelles. Ils n’ont pas les mêmes champs de recherche. Mais ils ont en commun de vouloir étudier le Coran, la tradition et l’islam en général selon les exigences de l’académisme universitaire, à l’aide de méthodes exactes, recherchant une connaissance indépendante…
Intellectuels musulmans et fin du monopole des oulémas sur le savoir religieux
Depuis 50 ans, comme le reste du monde, les sociétés musulmanes ont connu de profonds bouleversements. Un des plus spectaculaires est une certaine démocratisation ou massification de l’enseignement, qui a abouti à la formation de centaines de milliers de diplômés d’universités séculières modernes : ingénieurs, médecins, techniciens, entre autres. Désormais, le savoir n’est plus l’apanage des érudits traditionnels, et plus spécialement des savants religieux, les « oulémas » canonistes, qui se sont érigés, au cours de l’histoire, en une véritable corporation de clercs prétendant détenir à elle seule la vérité de l’interprétation.
Dès les années 1920, en fait, cette évolution, pourtant à ses tout débuts, a montré ses effets avec l’apparition de la Société des frères musulmans, créée par l’Égyptien Hassan al-Banna (1906-1949). Celui-ci en effet n’était pas un clerc traditionnel mais un instituteur, même si son père avait une formation de savant d’Al-Azhar. Ceux qu’il va rassembler autour de lui vont être pour beaucoup des hommes désireux de s’approprier la connaissance, pour la mettre au service de la lutte anticoloniale et du triomphe de l’islam. Ils se situent alors en opposition aux oulémas, accusés de trop de compromission avec les pouvoirs politiques en place. Refusant les systèmes de valeurs importés de l’Occident, comme le socialisme ou la démocratie, ils vont devoir se forger un discours nouveau de critique sociale des régimes en place, mettant en avant comme solution l’instauration de l’État islamique. Depuis cette période, ces intellectuels islamistes (au sens de partisans de l’État islamique) se sont multipliés. La plupart sont davantage de formation scientifique (on parle à leur sujet d’« islam des ingénieurs »), ce qui ne les empêche pas d’interpréter les textes fondateurs de l’islam et de proposer des modèles de vie sociale et politique selon la lecture qu’ils en font. Dans un certain nombre de cas, leur présence peut aboutir à une progressive marginalisation des oulémas, mais il arrive aussi que ceux-ci fassent cause commune avec eux. Une grande partie de ces nouveaux intellectuels islamistes ne trouve pas sa place dans la société, ni dans l’appareil d’État dont les administrations sont saturées, ni dans le système productif en raison de la faiblesse du capitalisme national. Cela explique facilement la révolte qui les anime, l’importance prioritaire qu’ils accordent à la structure de l’État et leurs rêves de révolution islamique. Le rapport au savoir de ces hommes et femmes n’est pas le même, par ailleurs, que celui des lettrés traditionnels ou celui des intellectuels formés en Occident. Souvent, de fait, il juxtapose les contenus scolaires et universitaires des établissements non religieux qu’ils ont fréquentés, et la tradition religieuse qu’ils se sont appropriée d’une façon généralement autodidacte et donc parcellaire. Ne possédant pas de manière réelle et maîtrisée le corpus des oulémas (formés, eux, dans la mémorisation et le commentaire de tout un ensemble de livres qui sont eux-mêmes commentaires du seul vrai livre, le Coran), ils sont facilement conduits à « bricoler » leur discours religieux. Souvent ils s’expriment sur un mode incantatoire qu’ils se permettent au nom de cette conviction : le Coran, de toute façon, a réponse à tout.
Les nouveaux penseurs sont aussi, la plupart du temps, le produit de cette démocratisation ou massification de l’enseignement. Il peut y avoir des théologiens « professionnels » parmi eux, mais la plupart sont savants en d’autres domaines que la jurisprudence islamique. En leur sein, on compte moins de scientifiques que chez les intellectuels islamistes, et davantage d’historiens, de philosophes, de spécialistes de la littérature arabe, des juristes compétents en droit international. Ne méprisant pas du tout le savoir traditionnel, mais reprochant aux oulémas de s’être approprié celui-ci et d’avoir figé l’interprétation des textes fondateurs, ils ont le souci d’acquérir une solide connaissance de la tradition et des sciences religieuses classiques. Leur prise en compte de tout l’héritage islamique ne les empêche pas, en même temps, d’être attentif à la tradition qui est en train de se faire. Marquant une rupture avec les premiers réformistes, et se distinguant aussi en cela des intellectuels islamistes, ils ne croient pas que l’on puisse se satisfaire de moderniser les sociétés musulmanes dans les domaines scientifiques et techniques sans toucher au corpus premier des interprétations religieuses traditionnelles. Au contraire ils sont convaincus qu’il faut repenser le système de l’islam tout entier. Dans son recueil de textes Reconstruire la pensée religieuse de l’islam (qui rassemble des conférences données entre 1928 et 1932), Muhammad Iqbal a énoncé ainsi le défi auquel l’intellectuel musulman moderne doit se confronter : « La seule voie qui s’offre à nous, c’est de nous approcher des connaissances modernes avec une attitude respectueuse, mais indépendante, et d’apprécier les enseignements de l’islam à la lumière de ses connaissances, même si nous sommes amenés à ne pas être d’accord avec ceux qui nous ont précédés. »
Qu’est-ce que l’islam ?
Peut-on répondre à la question : « qu’est-ce que l’islam ? » Un ensemble de valeurs et de dogmes dont le Coran constitue le trésor ? Une foi et une spiritualité vécues en des formes individuelles et sociales ? Une pratique historique qu’ont élaborée au cours des siècles les musulmans et leurs sociétés ? « Une solidarité internationale de ce que l’on peut appeler l’appareil de l’islam » pour reprendre une expression du politologue français Olivier Carré ? Répondre à cette question a certainement son importance dès lors que l’on se demande comment l’islam peut s’harmoniser avec la modernité, la sécularisation (au sens de séparation du profane et du religieux, et notamment du politique et du religieux), la démocratie, les droits de l’Homme, les sciences modernes… Mais ce que nous savons de l’islam n’est-il pas d’abord ce que les humains nous en ont dit ? Ebrahim Moossa, chercheur sud-africain, observe que « tout ce que nous savons sur ce qu’est l’islam est, et a toujours été, transmis par les déclarations des musulmans, qu’ils soient le Prophète, les Compagnons (du Prophète), les savants instruits passés et présents, ou les plus humbles musulmans individuels. Chacun d’eux exprime ce qu’est l’islam à partir de son expérience de musulman. Dans le langage des humanités modernes, ces déclarations à propos de l’islam officiel et authentique sont appelées des constructions ». Un autre penseur, iranien lui, sans doute un des personnages majeurs de ce mouvement réformateur de l’islam critique, le philosophe Abdul Karim Soroush, relève que « l’islam est une suite d’interprétations de l’islam, comme le christianisme est une suite d’interprétations du christianisme. Et puisque ces interprétations sont historiques, l’élément de l’historicité est là. C’est pour cela que vous devez avoir une bonne connaissance de l’histoire de l’islam. Aller directement au Coran et aux hadiths ne vous donnera pas grand-chose. Vous devez aller à l’Histoire et, de là, revenir au Coran et aux hadiths, afin de mettre l’interprétation dans son contexte historique. » [2]
Les nouveaux penseurs affirment que le passé des musulmans ne doit pas être considéré comme une histoire sacrée, mais comme une partie de l’histoire de l’humanité. Une histoire fondée sur des facteurs sociaux, économiques et politiques. Ils appellent aussi à cesser de se reposer sur la distinction si souvent faite entre l’islam et les musulmans, distinction qui est utilisée pour présenter l’islam comme une forme pure et abstraite, parfaite, située en toute sécurité au-dessus des terrains accidentés et des pirouettes de la géographie et de l’histoire. Car ce que ces nouveaux penseurs mettent en évidence à travers leurs travaux, c’est que l’islam pur n’existe pas historiquement. Ce n’est pas l’islam pris comme une entité supérieure abstraite qui enseigne, relèvent-ils, mais ce sont toujours des musulmans qui parlent. De même qu’on ne peut pas dire de manière objective que le Coran parle car ce sont les gens qui le font parler ! Comme le proclamait Ali ibn Abu Talib, le cousin et gendre du prophète, quatrième calife : « Le Coran est dans le mushaf (le recueil écrit des révélations). Il ne parle pas de lui-même : ce sont les êtres humains qui l’expriment. » D’où l’importance que revêt pour ces penseurs la remise en valeur de l’herméneutique, cette discipline de compréhension des textes qui nous rappelle que tout lecteur est marqué par sa subjectivité. Une herméneutique qui implique une approche historique des textes religieux.
Le penseur pakistanais Fazlur Rahman (1919-1988) remarquait de son côté : « L’islam historique ou médiéval, loin d’avoir présenté et développé la vision coranique, l’a déformée et pervertie sur certains de ses aspects les plus fondamentaux. Le plus marquant de ces aspects est que l’islam historique a pris le Coran en détail, verset par verset, en une lecture “atomisée”, perdant en conséquence la perspective éthique des sources anciennes de l’islam et la vision métaphysique qui la sous-tendait nécessairement. » [3]
Quelle rénovation ?
Pour les nouveaux penseurs – et ils s’y consacrent par leur travail – le monde musulman a besoin d’une rénovation du discours religieux. Mais quels doivent être la signification et le domaine du concept de « renouveau » ? Le cheikh Amin al-Khuli (1895-1973) avait cette définition assez abrupte : « Le renouveau commence par une investigation dévastatrice du passé. » Mais il ajoutait : « Les idées qui sont interdites à une certain étape peuvent plus tard se transformer en doctrine, en réforme, qui prend vie telle une étape ultérieure. »
La rénovation n’est pas l’« innovation » (toujours suspecte à l’islam). Ce n’est pas davantage une quête de l’inconnu. Dans la pensée séculière comme dans la pensée religieuse, le renouveau se construit à partir d’un fondement solide : l’exploration et la critique exhaustive du passé. Cette démarche se poursuit par la recherche de ce qui est digne d’être conservé du passé et de ce qui doit être laissé de côté, en vue de favoriser l’éclosion de lectures et de pratiques renouvelées. Dans un texte aux accents pathétiques, le penseur égyptien Nasr Hamid Abu Zayd s’écrie : « Nous avons besoin de faire librement des recherches dans notre héritage religieux. C’est la condition première du renouveau. Nous devons lever l’embargo sur la pensée libre. Le champ du renouveau devrait être illimité. Il n’y a pas de place pour des “refuges doctrinaux sûrs” inaccessibles à la critique. De tels refuges limitent le processus de renouveau. Ils constituent une censure qui n’a pas de place dans l’histoire de la pensée islamique. Une telle censure, chaque fois qu’elle est apparue dans le passé, a toujours inauguré une époque de stagnation et de détérioration – et pas seulement dans le discours religieux. Car, comme je l’ai déjà dit, le discours religieux fait partie intégrante du discours public dans son sens le plus large. Cela a toujours été vrai dans le passé, et cela reste vrai aujourd’hui. » [4]
Cet appel à la liberté de chercher stipule bien entendu l’existence de sociétés qui soient fondées sur la liberté et la justice. L’appel au renouveau du discours religieux se révèle ainsi un appel plus général à la liberté, et l’on comprend les obstacles auxquels tous ces penseurs se trouvent confrontés dans leurs sociétés d’origine. Venant de pays où la liberté est rarement accordée, ils apparaissent comme des opposants dont il faut se défaire. Et ils sont d’autant plus faciles à combattre que les sociétés musulmanes ne sont pas préparées à la critique scientifique du phénomène religieux, et qu’on peut les faire passer facilement pour des « apostats » et des ennemis de l’islam. Les nouveaux penseurs, par la critique qu’ils font du discours religieux, mettent d’ailleurs bien en évidence l’usage régulier de la religion comme outil politique. Les États soutiennent les discours religieux traditionalistes qui proclament souvent parler au nom de Dieu, parce que ces discours ne les remettent pas en cause eux-mêmes. Mais les groupes dits extrémistes, fondamentalistes, et les pouvoirs d’État, font la même utilisation, en vue de leurs propres objectifs politiques, du discours religieux. Tous privilégient leurs desseins politiques et économiques.
Les nouveaux penseurs dérangent, parce qu’ils traitent des problématiques actuelles relatives aux rapports entre la religion islamique et la société. C̕est-à-dire celles des rapports entre la religion et l’État, la cohabitation de la loi islamique (chari’a) avec le droit positif des sociétés modernes (notamment les droits de l’Homme et les questions de l’émancipation de la femme), mais aussi l’articulation de la religion musulmane avec des questions sociales. Par exemple : comment l’islam conçoit-il les liens entre foi et justice sociale ? L’islam a-t-il un système social propre ?
Mais ce qui préoccupe prioritairement la plupart de ces penseurs, ce sont des questions plus directement théologiques, et d’abord tout ce qui se rapporte à la nature du Coran et de son exégèse. Comment comprendre et concevoir la Révélation ? Le Coran est-il éternel, incréé, préexistant, comme l’affirme depuis la fin du mou’tazilisme la doctrine orthodoxe majoritaire, ou bien convient-il de réactualiser la proposition selon laquelle il serait créé (par Dieu toujours) dans le temps ? Comment le Livre Saint peut-il être abordé à partir de son contexte, notamment à travers ce que la tradition appelle les « circonstances de la Révélation » ? Les énoncés coraniques sont-ils à comprendre à travers le sens général, et sont-ils dès lors susceptibles d’être sans cesse réinterprétés en fonction des nouveaux contextes ? Quels peuvent être en conséquence les principes herméneutiques à mettre en place pour une nouvelle exégèse coranique valable pour notre temps ? Les nouveaux penseurs posent également tous la question du rapport entre la foi islamique et la raison critique. Est-il admissible, ou non, que toutes les données de la foi soient soumises à cette raison critique issue du temps des Lumières et de la révolution scientifique ?
L’entreprise la plus audacieuse, la plus riche de promesses sans doute mais aussi la plus risquée parce que la moins facile à faire comprendre, en l’état, par les sociétés musulmanes, est tout cet effort de travail sur le texte coranique lui-même. Ainsi, pour Nasr Hamid Abu Zayd, qui concentre ses efforts sur l’analyse littéraire du Coran, si la forme finale du texte coranique reste bien Parole divine, elle n’en est pas moins humanisée, insérée dans l’histoire humaine. Cette Parole divine peut donc être étudiée comme tout objet d’étude historique : « Il s’agit d’un texte historique, affirme-t-il. Cela signifie qu’il a été révélé à une époque spécifique, en un lieu spécifique, en une langue spécifique – l’arabe- en somme dans un contexte culturel. Bien qu’il soit révélé par Dieu, comme nous tous, musulmans, nous le croyons, il est incarné en une langue humaine. » [5] Aussi réclame-t-il de pouvoir traiter le Coran comme un texte ouvert à l’interprétation.
Écouter ces nouvelles voix de l’islam
Tous ces penseurs sont préoccupés de penser la place de la religion dans un monde qui, malgré les apparences, se sécularise chaque jour davantage. Car la modernité a surgi dans les sociétés musulmanes qui n’y étaient pas préparées. Et cette modernité qui maintenant les touches n’est pas le fruit de leur mûrissement interne. Comment concilier ce qui est considéré comme immuable (la religion) avec le changement ? L’affirmation centrale du penseur iranien Abdul Karim Soroush est que toutes les sciences et tous les domaines de connaissances sont dans un état de transformation constante, et que des changements dans un domaine de l’érudition ne peuvent que provoquer des modifications dans les autres domaines, y compris dans la jurisprudence musulmane. Aussi a-t-il élaboré progressivement une « théorie de l’extension et de la contraction de la connaissance religieuse ». Il estime, à partir de celle-ci, que le cadre de développement du fiqh (jurisprudence musulmane) doit s’étendre constamment en prenant en compte les développements qui ont lieu dans d’autres sphères que le religieux.
Pour les nouveaux penseurs de l’islam, seule une nouvelle lecture des textes fondamentaux pourra permettre d’harmoniser les valeurs cardinales de l’islam avec les exigences de la modernité. Seule cette réformation-là permettra l’ouverture de la jurisprudence, l’adhésion véritable de la pensée politique de l’islam à la démocratie aux droits de l’Homme, la réalisation de l’égalité entre les hommes et les femmes, l’émancipation des sociétés musulmanes.
Ces voies nouvelles surgies du monde musulman ces dernières décennies ont beaucoup à nous dire. Leurs questionnements sont ceux d’un grand nombre, parmi les musulmans comme chez les non musulmans. Les réponses qu’ils apportent ne sont pas destinées à faire nécessairement l’unanimité, mais poser de bonnes questions est déjà faire œuvre utile.