En Iran, au sein des populations chiites, la dimension socialement structurante des rites est principalement assumée par les célébrations du mois de moharram, qui ont lieu chaque année pour commémorer le martyre de l’imam Hossein, tué avec une grande partie de sa famille dans la plaine de Karbala, en 680 ap. J.-C., par l’armée de Yazid, l’un des premiers califes omeyades. Ce drame originel, qui marque la rupture définitive entre le « parti d’Ali » (les futurs chiites) et celui du pouvoir établi (les futurs sunnites), est revécu avec une intensité extraordinaire sur plus d’un mois, trouvant son apogée dans les rites du jour d’Achoura (10e jour du mois de moharram), où Hossein trouva la mort. Toute la population est alors mobilisée et participe, suivant des rôles précis, à de grandes célébrations publiques. Plusieurs études intégrant une profondeur historique (Kheirabadi, 2000 ; Aghaie, 2004 ; Chelkowski, 2010) comme de nombreuses enquêtes sociologiques (Spooner, 1963 ; Tahbaz, 1963 ; Safinejad, 1966 ; Goodell, 1986 ; Ono, 1997) ont montré que ces célébrations jouaient traditionnellement un rôle important dans l’affirmation et le maintien des appartenances communautaires, et ce sur des plans très divers, éventuellement imbriqués : villages, quartiers urbains, corporations professionnelles, groupes ethnolinguistiques, etc., sont autant de communautés fortement mobilisées le jour d’Achoura. Or, dans les dernières décennies, nombreux sont les bouleversements à avoir affecté le contour des appartenances locales : exode rural, migrations, explosion urbaine, remaniements administratifs, développement des infrastructures routières, etc. On peut légitimement se demander ce qu’il est advenu, dans ce contexte, du rôle structurant des rites d’Achoura. A-t-il perdu en vigueur ? S’est-il transformé ? A-t-il accompagné les nouvelles reconfigurations ? Pour éclairer cette question, nous commencerons par établir un bref état des lieux des mécanismes sociologiques mis en jeu par l’Achoura tels que nous les rapportent les études historiques et les enquêtes sociologiques datant des années 1950-1970, avant d’envisager leur aspect actuel dans deux contextes différents, dans une région rurale de la province de Kerman d’une part, dans le contexte urbain spécifique de Téhéran d’autre part1. Précisons que nous n’envisageons pas ici une étude exhaustive de la transformation des rites liés à l’Achoura : il s’agit d’aborder les transformations directement liées aux évolutions sociologiques des communautés d’appartenance, villageoises et urbaines.
La dimension socialement structurante des rites d’Achoura : état des lieux
- 2 Pour une présentation détaillée de certains de ces éléments rituels, voir les articles de Chelkows (…)
2Divers travaux de facture historique, anthropologique ou sociologique décrivent les rites d’Achoura comme un temps et un lieu où les identités locales s’affirment avec force. Cinq composantes rituelles, communes à l’ensemble du monde chiite (Mervin, 2014 : 511), entrent différemment en jeu dans ce processus. Dans la mesure où ils sont bien connus dans la littérature de spécialité, nous nous contenterons, pour la clarté de notre propos, de les présenter très brièvement dans le cadre iranien2.
- 3 Pour une étude détaillée du rôle des rites de deuils (lamentations et flagellations) dans la prati (…)
3La plus importante, le rowzeh, est une séance de lamentation sur le martyre de l’imam et de sa famille. Hommes, femmes et enfants y participent sous la houlette du nowheh-khân chargé de réciter la complainte rituelle. Au son de cette mélopée plaintive, l’assistance plonge peu à peu dans les pleurs, qui sont eux-mêmes hautement valorisés comme manifestation de l’amour porté à l’imam3.
- 4 Précisons que la pratique sanglante du qameh-zani est interdite en Iran depuis l’instauration de l (…)
4Les processions publiques de divers groupes de flagellants (dasteh ou hey’at) représentent un deuxième élément important. Ces processions, exclusivement masculines dans leur composition, sont suivies par les femmes et les enfants. Les pratiques de flagellation sont diverses et plus ou moins sanglantes selon les régions, allant de la simple frappe de main sur la poitrine (sineh-zani) à la lacération du front par une lame (ghameh-zani)4. Elles sont accomplies « en chœur » par une procession organisée sur deux rangs et sont accompagnées d’un jeu de jambes précis ainsi que d’exclamations généralement centrées sur les prénoms de Hossein et de son frère Hasan.
- 5 Strict équivalent persan du concept arabe bien connu de baraka, désignant un influx divin source d (…)
5De la nourriture accompagne toujours ces différentes pratiques. Il peut s’agir d’un simple verre de thé offert pendant la cérémonie du rowzeh, souvent adjoint de dattes et de confiseries, ou de véritables repas. Ceux-ci sont alors composés soit d’un plat rituel propre au jour d’Achoura, comme le âsh-e hoseyn (soupe de Hossein), soit d’un plat plus commun à base de viande, non moins apprécié. Toujours proposés gratuitement au tout-venant, ils peuvent rassasier jusqu’à plusieurs centaines de convives. Il est également d’usage de distribuer des sirops ou d’autres boissons rafraîchissantes sur le passage des processions de flagellants, en mémoire de la soif terrible dont souffrit la famille de Hossein assiégée par les armées de Yazid. Ces nourritures et boissons variées sont considérées comme bénies, porteuses de tabarrok5 et l’on affirme que l’imam préside à leur préparation. Le ta‘ziyeh, ou shabih-khâni, consiste quant à lui en une mise en scène rituelle du drame de Karbala ou, de façon plus modeste, en un défilé des principaux acteurs du drame, les partisans de Hossein vêtus de vert, ceux de Mu‘awiya et de son fils Yazid vêtus de rouge.
- 6 Sur la dévotion aux imams et à certains de leurs descendants et sur la place des emâm-zadeh, voir (…)
6Les diverses pratiques énumérées jusqu’à présent peuvent se dérouler dès le début du mois de moharram et se poursuivre jusqu’au quarantième jour suivant l’Achoura, qui marque la clôture du cycle rituel. La dernière pratique, en revanche, est propre au seul jour d’Achoura. Il s’agit d’un pèlerinage collectif (ziyârat) au principal sanctuaire local, généralement un emâm-zâdeh, c’est-à-dire le tombeau d’un descendant d’imam vénéré comme un saint6. Les trois premières pratiques mentionnées (rowzeh, processions, nourriture rituelle) manifestent une logique d’affirmation et de renforcement des appartenances locales, et cela sur deux plans. Elles entraînent en premier lieu une dynamique cohésive interne aux communautés elles-mêmes. En effet, elles se déroulent principalement à un niveau local minimal, impliquant les habitants d’un même village, ou d’un même quartier s’il s’agit d’une ville ou d’un bourg un peu développé. Notons que ces communautés locales peuvent recouper des appartenances familiales, ethniques ou religieuses. Dans certains centres urbains ou ruraux, les quartiers correspondaient en effet soit à des clans fondés sur la patrilinéarité (tâyefeh) (Tahbaz, 1963), soit à des communautés ethnolinguistiques (Aghaie, 2004 : 34 ; Kheirabadi, 2000 : 79), soit à des factions religieuses (Perry, 1999). D’autres affiliations, distinctes des communautés de résidence, sont également concernées. Il en va ainsi des affiliations clientélaires ou professionnelles. Les ouvriers agricoles ou les métayers dépendant d’un grand propriétaire terrien, par exemple, fréquentent de façon privilégiée les rowzeh ou repas rituels offerts par celui-ci (Safinejad, 1996 : 445) et il en va de même dans les villes (Aghaie, 2004 : 35). Dans une logique similaire, les corporations professionnelles liées aux bazars urbains ont chacune leur propre dasteh, de même que leurs rowzeh et repas rituels (Keirabadi, 2000 : 79).
7À travers leur fréquentation des cérémonies d’Achoura et plus encore à travers leur participation active dans la mise en œuvre de ces dernières, les individus manifestent donc leur inscription dans des communautés déterminées. La dimension collective de l’organisation de ces cérémonies prend dans ce cadre une importance toute particulière. Si de nombreux rowzeh sont accomplis dans des maisons privées comme suite à des initiatives personnelles, chaque quartier, village, corporation tient également à avoir ses rowzeh collectifs, qui sont alors financés soit directement par cotisation spontanée, soit grâce aux revenus des biens de mainmorte liés au sanctuaire local. Ces rowzeh collectifs se déroulent dans un tekyeh ou hoseyniyeh, bâtiment spécialement dévolu aux célébrations du moharram et pour la construction duquel la communauté concernée s’est, là encore, mobilisée.
8L’élément rituel le plus structurant sur le plan communautaire tient dans les processions des groupes de flagellants (dasteh). En effet, chaque dasteh implique tous les hommes valides du quartier, du village, de la corporation. Il marque son identité par un nom issu de ceux des victimes de Karbala (parmi les plus fréquents : Hossein ou Abu-l-Fazl, son demi-frère tombé en héros), par un étendard brodé, par des pratiques de flagellations propres, par un rythme, un pas et un accompagnement vocal particulier et, pour certaines, par un objet rituel (berceau d’Ali Asghar, fils de Hossein tué tout nourrisson à Karbala, civière de l’imam, etc.). Chaque communauté se voit ainsi clairement identifiée à et par son dasteh. Par ailleurs, le dasteh parcourt en procession l’espace communautaire en marquant des arrêts devant des bâtiments symboliques importants pour la vie locale : demeures des notables, mosquée, cimetière, sanctuaire local et bien sûr hoseyniyeh, qui représente généralement le point de départ et d’arrivée de la procession et le lieu où les pratiques de flagellation atteignent leur paroxysme.
9Cette mobilisation des appartenances communautaires dans et pour le rite n’est pas seulement vécue ad intra. Elle se construit également en interaction avec les communautés voisines. En effet, durant les dix premiers jours du mois de moharram se met en place un réseau d’invitations réciproques. Les dasteh sont bien sûr les premiers concernés : chaque dasteh se voit ainsi invité à se rendre en procession dans le village ou le quartier voisin, où il est accueilli par le dasteh du lieu, généralement face au hoseyniyeh. Il n’est pas question, pour le dasteh accueilli, de marquer des pauses symboliques dans le village visité, signe que la procession n’a pas la même portée. Il ne s’agit plus de marquer un territoire mais de se déplacer en représentation. La rencontre des deux dasteh donne lieu à des pratiques de flagellations alternées puis communes et se conclut généralement par un repas rituel offert par la localité à l’initiative de l’invitation. À travers le dasteh, c’est toute la communauté qui se voit concernée : bien souvent, femmes et enfants accompagnent le dasteh en visite et ont leur part du repas rituel. Plus encore, ces derniers participent activement à la préparation du repas lorsque leur communauté est en situation d’accueil.
10Ces invitations ont pour but premier de manifester et d’entretenir des relations cordiales entre les communautés voisines, comme le manifeste le rite d’hospitalité du repas rituel. Elles révèlent également, toutefois, les rivalités sourdes qui opposent ces mêmes communautés. Rivalités visibles dans l’apparat des dasteh, dans la force des flagellations et des cris qui les accompagnent, dans l’ampleur et la qualité du repas offert. L’ambiguïté des relations nouées dans ces échanges rituels se manifeste au pic des pratiques de flagellations, quand les deux dasteh mêlent leurs voix et leurs pas : le vif sentiment de communion dans la douleur qui se dégage alors se double de celui d’une lutte sourde pour savoir qui criera, frappera et pleurera le plus fort.
- 7 Aghaie précise ainsi qu’à l’époque qajar, l’État contrôlait les itinéraires des dasteh de la ville (…)
11Dans certains cas, la rivalité entre dasteh – donc entre communautés – est telle qu’elle mène à des échanges d’injures et de coups (Perry, 1999 ; Aghaie, 2004 : 37). Cela, toutefois, ne se passe guère dans le cadre d’invitations officielles mais plutôt en contexte urbain, lorsque les processions publiques de dasteh concurrentes voient leurs trajets se croiser7, par exemple au niveau d’un sanctuaire ou d’un cimetière fréquenté par différents quartiers.
- 8 Précisons que ce rite est attesté dans presque toutes les monographies citées ici (Spooner, 1963 ; (…)
12Les rites d’Achoura mettent donc en œuvre et en scène la segmentation socio-spatiale et les relations complexes qui unissent et opposent les diverses communautés. Un dernier rite, le pèlerinage commun au principal sanctuaire du lieu, vient toutefois réaffirmer une appartenance supralocale transcendant les diverses affiliations exprimées par les dasteh constitués8. Le jour même de l’Achoura, les différents dasteh d’une même localité se rassemblent en effet devant le principal emâm-zâdeh. Au sein du monde urbain, ce sanctuaire est souvent situé au cœur du bazar (quartier où se concentrent la production artisanale et le commerce), élément vital et noyau central des villes iraniennes ; au sein du monde rural, il se trouve généralement dans la principale bourgade du district (bakhsh).
13Suivant la taille et la nature de la localité, ce pèlerinage peut rassembler une bourgade, une partie d’une ville (en particulier le bazar pour les dasteh corporatifs), un ensemble de hameaux et de villages, etc. Notons que les dasteh gardent leur identité bien distincte même s’ils défilent de conserve. L’appartenance supralocale est donc affirmée sans que soient effacées les affiliations particulières. C’est plutôt leur communion autour d’un même lieu, d’un même saint, qui se voit mise en avant. D’ailleurs, c’est à pied que les dasteh rejoignent le sanctuaire, ce qui leur demande généralement de traverser le territoire de communautés voisines. Ils y sont accueillis en cortège par la population qui leur offre à boire et les encourage. Il s’agit bien d’inscrire symboliquement dans l’espace le lien qui unit les diverses communautés au sanctuaire concerné.
14Au sein du monde rural, c’est souvent dans ce cadre qu’ont lieu les représentations théâtrales du drame de Karbala faisant directement suite aux processions des dasteh. Là, les dasteh se défont, la foule se mêle, le sentiment de cohésion et de communion atteint son plus haut point. Au sein des grandes villes, la place du ta‘ziyeh est plus complexe : celui-ci est souvent financé par un mécénat indépendant des communautés locales, parfois de nature étatique, et se voit mis en œuvre par des professionnels également extérieurs à la localité. Son rôle structurant est donc moindre.
15Ce pèlerinage collectif représente clairement le sommet des cérémonies de moharram : il a lieu le jour même de l’Achoura et après lui, si les divers rites se poursuivent encore quelque temps, parfois plusieurs semaines (en particulier les rowzeh), ils baissent en nombre et en intensité et, surtout, sont désormais le fait d’initiatives privées et non plus collectives.
Les rites d’Achoura face aux évolutions du monde rural : l’exemple de Kuhbanân
16Comment ces rites ont-ils traversé des décennies d’exode rural, d’explosion urbaine et de modernisation accélérée ? Nous l’envisagerons d’abord pour le monde rural, à partir d’un exemple précis, celui de la vallée de Kuhbanân située au nord-ouest de la région de Kermân, où nous avons effectué un travail de terrain dans les années 2001-2003 au sein du village d’Afzâd. Cette région est habitée de façon très homogène par une population chiite et persanophone, dont la langue locale, pour les jeunes générations, ne se distingue du « persan officiel » (ou persan de Téhéran) que par quelques particularités de vocabulaire et par l’accent propre à la région de Kerman.
17Deux évolutions majeures ont marqué la région depuis le début des années 1980 : la modification du maillage villageois et urbain, accompagnée d’une réorganisation administrative d’une part, d’un fort exode rural de l’autre, qui pousse désormais presque tous les jeunes hommes vers les grandes villes, principalement Yazd et Kerman.
- 9 Chaque quartier était ainsi dirigé par une grande famille de propriétaires fonciers ; par ailleurs (…)
18Une brève analyse comparative du déroulement des célébrations d’Achoura dans les années 1970 – tel qu’il m’a été rapporté par mes informateurs – avec celui que j’ai pu directement observer au début des années 2000, nous aidera à saisir l’impact de la première évolution mentionnée. Autrefois, le jour d’Achoura, le village d’Afzâd (environ 300 à 400 habitants à l’époque ; 200 aujourd’hui), était lui-même un lieu de rassemblement où affluaient les populations de cinq hameaux des environs. Ces derniers représentaient soit de simples lieux d’estivage pour les habitants d’Afzâd, soit des habitats dépendant d’Afzâd sur un plan fonctionnel : c’est dans ce village qu’ils avaient accès à un cimetière, à l’école, aux enseignements des clercs, aux lieux de culte que sont la mosquée et le hoseyniyeh. La population ainsi rassemblée à Afzâd formait deux dasteh, celui des hommes de Abbâs, demi-frère et partisan de Hossein (abbâsiyâ), et celui des djinns venus à leur secours. Tous ensemble participaient aux processions publiques, aux rowzeh, ainsi qu’à la préparation d’une « soupe de Hossein » répartie entre tous les habitants. L’un des villageois organisait, avec d’autres, une représentation théâtrale modeste, à laquelle tous assistaient. Puis une partie de la population se rendait à Kuhbanân, gros bourg de plusieurs milliers d’habitants, situé à 5 km. Il s’agissait des métayers d’un important propriétaire foncier, qui se rendaient avec leur famille prendre leur part du repas rituel offert par celui-ci. Ce propriétaire foncier était par ailleurs le chef du quartier dit « du haut », l’un des trois quartiers de la ville, le plus proche d’Afzâd, avec lequel les villageois entretenaient donc des liens particuliers. À Kuhbanân même, les trois quartiers (haut/centre/bas), en partie rivaux sur un plan familial, clientélaire et religieux9, se retrouvaient, avec leurs dasteh, autour de l’emâm-zâdeh Shah Soleymân, principal sanctuaire du lieu.
19Cette organisation s’est sensiblement modifiée, à partir des années 1990 selon mes informateurs. À l’exception d’un seul (le dernier lieu d’estivage), les cinq hameaux environnants ne se rendent plus, le jour d’Achoura, à Afzâd mais à Kuhbanân. Certains d’entre eux se sont agrandis et enrichis : désormais autonomes sur tous les plans (cimetière, école, hoseyniyeh), ils n’ont plus de lien privilégié avec Afzâd. D’autres ont au contraire fondu. De façon plus significative encore, les habitants d’Afzâd eux-mêmes, avec leur dasteh désormais unique, se rendent à la fin de la matinée à Kuhbanân, au pied de l’emâm-zâdeh Bibi Esmat, planté sur une colline à l’entrée de la ville. Et c’est là qu’après avoir défilé de conserve avec tous les dasteh de la région, ils assistent à un très modeste shabih-khâni, en fait une simple procession des partisans de Hossein et de ceux de Yazid.
20Cette réorganisation n’est pas anodine : elle reflète la centralisation accélérée autour de Kuhbanân datant des années 1980. En effet, le développement d’un réseau routier facilita les déplacements, tandis que celui de différents services rendit indispensable le recours au gros bourg : écoles secondaires, urgences hospitalières, banques, administrations diverses, etc. D’autre part, une bonne partie de la population des villages et hameaux de la région, Afzâd compris, rejoignit la petite ville, soit pour se rapprocher des services offerts, soit pour y assumer un emploi salarié.
- 10 La rivalité religieuse mentionnée plus haut perdit également de sa pertinence dans la mesure où la (…)
21Sous la pression de cet afflux de population, Kuhbanân vit son tissu urbain modifié : de petits hameaux très proches furent progressivement intégrés, de nouveaux quartiers créés de toutes pièces ; la division tripartite traditionnelle perdit sa pertinence10. En parallèle, un vieux sanctuaire en ruine était réhabilité par suite du rêve d’une habitante : l’emâm-zâdeh de Bibi Esmat, qui a le privilège de se trouver sis sur une colline et qui, très vite doté d’un parc par la municipalité, devint le lieu de détente par excellence de tous les habitants de la région. Nul doute que ce nouveau mausolée, dominant par son emplacement la ville et toute la vallée, répondait à la nouvelle configuration spatiale comme aux relations nouées entre Kuhbanân et les villages environnants, bien mieux que ne pouvait le faire l’emâm-zâdeh Shah Soleymân qui, noyé au milieu du tissu urbain, avait de toute façon perdu sa centralité.
22On le voit, la réorganisation des rites d’Achoura suivit donc étroitement les bouleversements qui affectèrent la région sur les plans urbain et administratif. Autrefois éclatées en divers « centres » au sein de la vallée, parmi lesquels Afzâd, les cérémonies ont épousé la centralisation progressive. Le pèlerinage collectif, qui marque l’acmé des rites et affirme une appartenance locale transcendant les segmentations socio-spatiales, se déplaça, de ces divers centres, à la seule ville de Kuhbanân. Désormais, un seul pèlerinage marque, ce jour-là, l’unité nouvelle de toute la vallée autour du gros bourg. Dans ce contexte, un nouveau mausolée fut choisi, sans doute mieux à même d’incarner à la fois la centralité, l’identité et la configuration nouvelles de Kuhbanân. Notons aussi la disparition des affiliations de type clientélaire : de fait, la puissance des grands propriétaires fonciers s’est beaucoup affaiblie ces dernières décennies ; ceux-ci, à la recherche du prestige et des nombreuses commodités offertes par le monde urbain, sont partis rejoindre Kerman ou Téhéran et leurs propriétés ont été en grande partie morcelées et vendues ; en retour, presque tous les habitants d’Afzâd sont aujourd’hui propriétaires des terres qu’ils travaillent. Les seuls liens qui unissent désormais Afzâd à Kuhbanân sont de nature administrative et transcendent toute affinité avec un quartier ou un clan particulier.
- 11 Téhéran, comme capitale administrative, a surtout attiré ceux qui ont réussi à obtenir un poste im (…)
23L’autre grand bouleversement concerne l’exode des jeunes générations. Motivé par l’absence de perspectives économiques, dans une région n’offrant guère d’autres sources de revenus, pour des jeunes non qualifiés, qu’une maigre agriculture de subsistance et le dur travail minier, cet exode a commencé dans les années 1970 et s’est accéléré dans les années 1980-1990. En 2001, trois quarts des hommes âgés de 20 à 40 ans avaient quitté Afzâd pour rejoindre soit Kuhbanân (un quart de cette tranche d’âge) soit les deux grandes capitales régionales les plus proches (situées à environ 200 km), Kerman et Yazd (la moitié de cette tranche d’âge), mais aussi, pour quelques-uns seulement, des villes plus lointaines comme Machhad et Téhéran (situées, toutes deux, à plus de 800 km)11. Or tous s’efforçaient de revenir au village à l’occasion d’Achoura, même quand il leur fallait traverser l’Iran dans des conditions difficiles (le plus souvent en bus). Certains venaient seuls, laissant femmes et enfants (généralement aussi originaires du village) dans leur lieu de résidence, mais pour rien au monde ils n’auraient manqué d’être personnellement présents pour prendre place au sein du dasteh. L’importance de la dimension symbolique de ce dernier se voit donc confirmée. Prendre place dans le dasteh, partager avec les hommes du lieu les flagellations et les pleurs, c’était, pour ces jeunes, affirmer le maintien des liens d’appartenance mis à mal par l’exode.
24Paradoxalement, les jeunes générations parties vivre en ville étaient les plus actives dans l’organisation des célébrations villageoises. Curieux des formes traditionnelles de processions et de flagellations (nature des coups, rythme du pas, accompagnements vocaux), ils interrogeaient les anciens et filmaient ceux qui savaient encore les accomplir afin d’en garder la mémoire. En parallèle, ils n’hésitaient pas, toutefois, à moderniser le dasteh : achat d’une chaîne sono pour décupler la voix du récitant accompagnant la procession, embellissement de l’étendard, nouvelle forme de flagellation qu’est le zanjir-zani (consistant à se frapper avec de petites chaînes de métal), autant de pratiques urbaines qu’ils introduisaient au village. Ils étaient, de même, les plus investis dans l’agrandissement du hoseyniyeh. En effet, ce dernier, dont la taille était pourtant démesurée en temps ordinaire par rapport à la faible population restée au village, ne leur semblait pas assez grand pour accueillir les célébrations d’Achoura, en particulier le repas rituel offert aux villages voisins, qui attirait de fait des centaines de convives. Au début des années 2000, ils avaient donc entrepris des travaux qui devaient augmenter d’un tiers sa capacité.