Selon le Coran, les combattants qui succombent dans la guerre sainte seront amplement récompensés de leur sacrifice par une faveur spéciale de Dieu. Un texte est particulièrement explicite à ce sujet. Il s’agit des versets 169 et 170 de la sourate III (Āl ʿImrān) : « Ne crois point que sont morts ceux qui ont été tués dans le Chemin de Dieu ! Au contraire, ils sont vivants. Ils sont pourvus de biens auprès de leur Seigneur, ils sont heureux de la grâce que Dieu leur a accordée. Ils se réjouissent parce qu’ils savent que ceux qui viendront après eux et qui ne les ont pas encore rejoints n’éprouveront plus aucune crainte et qu’ils ne seront pas affligés. »1 Ici, les martyrs du ǧihād apparaissent comme vivants (aḥyāʾ) auprès de Dieu. On retrouve une description similaire, mais plus brève, dans cet autre verset (Coran II, 154) : « Ne dites pas de ceux qui sont tués dans le Chemin de Dieu : “Ils sont morts !” Non ! Ils sont vivants, mais vous n’en avez pas conscience. »2
- 3 Voir, par exemple, Morabia, 1993, p. 253‑255.
- 4 Sur ce point, voir entre autres, Gianotti, 2001, p. 70‑72.
- 5 Parmi les adeptes de cette conception se trouvent des théologiens muʿtazilites, ašʿarites, māturīdi (…)
- 6 Voir, par exemple, Gimaret, 1990, p. 77‑78.
- 7 Sur la conception de l’homme chez les philosophes musulmans, on consultera, entre autres, l’étude d (…)
- 8 Parmi les théologiens de cette tendance, on peut mentionner al‑Ġazālī. Sa doctrine psychologique em (…)
2Ces deux passages coraniques, souvent mis en avant dans les discours incitant les croyants à combattre pour la foi sans craindre la mort3, soulèvent plusieurs questions que les commentateurs du Coran s’efforcent de résoudre, chacun selon sa propre méthode. L’une d’elles porte sur la signification du mot aḥyāʾ. Comment comprendre ce qualificatif appliqué aux martyrs ? Faut‑il le prendre à la lettre ou dans un sens métaphorique ? Les avis des exégètes classiques divergent sur cette question et cela n’a rien d’étonnant, étant donné la diversité des courants de pensée et des approches herméneutiques au sein de l’islam. En effet, pour expliquer les termes du Coran, ces auteurs font appel à la tradition ainsi qu’aux idées philosophiques et théologiques de leur temps. Or, dans le domaine eschatologique qui nous intéresse ici, la doctrine élaborée par les théologiens diffère de celle des philosophes (falāsifa). L’un des points de divergence qui les séparent trouve son origine dans les controverses concernant la nature de l’être humain (insān)4. Certains théologiens spéculatifs (mutakallimūn) avaient tendance à inclure celui‑ci dans leur explication atomiste du monde, en le réduisant au corps sensible et périssable5. Selon eux, en effet, l’homme consiste avant tout en un assemblage d’atomes6. Cette conception ne fait pas l’unanimité au sein du kalām. Elle est aussi rejetée par les philosophes musulmans, comme al‑Fārābī (m. 339/950) et Ibn Sīnā (Avicenne, m. 428/1037), pour qui l’essence véritable de l’homme est une substance purement spirituelle, le corps matériel n’étant qu’un instrument7. Les théologiens ayant subi l’influence de la falsafa s’inspirent de cette théorie anthropologique et en tirent avantage à la fois dans les discussions dogmatiques et dans l’interprétation des nombreux passages coraniques où il est question de l’homme et de sa destinée8.
- 9 Al-Rāzī s’inspire d’autres philosophes, parmi lesquels figure Abū l‑Barakāt al‑Baġdādī (m. c. 560/1 (…)
3C’est particulièrement le cas de Faḫr al‑Dīn al‑Rāzī (m. 606/1210) dont l’œuvre est profondément imprégnée d’idées et de concepts empruntés à la pensée philosophique. Bien qu’appartenant à l’école ašʿarite, cet auteur prolifique critique bien souvent les thèses adoptées par d’autres mutakallimūn en s’appuyant notamment sur les théories psychologiques et épistémologiques d’Avicenne9.
4Dans ce contexte, l’interprétation des versets II, 154 et III, 169 génère des débats très riches où interviennent, outre les données tirées de la tradition, des éléments issus du kalām et d’autres provenant de la falsafa ou de la pensée soufie. Le tout est mis ensemble grâce à l’esprit de synthèse qui caractérise al‑Rāzī et qui lui permet de présenter les différentes thèses, parfois comme opposées, mais bien souvent comme complémentaires, puisque résultant de divers niveaux de lecture du texte sacré et de réflexions sur les questions relatives à Dieu, à l’homme et à l’univers.
- 10 Le nom de cet exégète est parfois orthographié al‑Ǧušamī, mais il est plus exact de l’écrire ainsi (…)
5Dans le présent article, nous nous intéresserons à ces discussions que mentionne al‑Rāzī à l’occasion du commentaire des versets précités. Il s’agira de montrer comment un mot, une expression coranique peut susciter plusieurs questions et recevoir des explications parfois très différentes selon que l’on se place du point de vue des savants traditionnistes, de celui des théologiens spéculatifs ou de celui des penseurs influencés par les doctrines philosophiques. Pour y parvenir, nous prendrons appui sur diverses sources exégétiques connues, dont les commentaires coraniques d’al‑Ṭabarī (m. 310/923), d’Ibn Kaṯīr (m. 774/1373), d’al‑Qurṭubī (m. 671/1273) et d’al‑Ḥākim al‑Ǧišumī (m. 494/1101)10. Mais notre principale référence sera le K. Mafātīḥ al‑ġayb d’al‑Rāzī. Cet ouvrage occupe une place à part au sein de la littérature du tafsīr puisqu’il a la particularité d’aborder les questions théologiques et philosophiques que suscite l’analyse des versets coraniques. Il a l’avantage de permettre une meilleure compréhension des enjeux intellectuels et doctrinaux liés aux choix interprétatifs adoptés par tel ou tel courant de la pensée musulmane.
6Il est bien connu que les exégètes musulmans classiques proviennent de toutes les tendances de l’islam et que leurs œuvres puisent à différentes sources d’inspiration. Si certains d’entre eux étaient avant tout des traditionnistes, d’autres appartenaient aux diverses écoles de théologie spéculative (kalām) et sont donc rompus aux méthodes spéculatives pratiquées par celles-ci. Dans leur examen des textes coraniques, les auteurs de la première catégorie, comme al‑Ṭabarī et Ibn Kaṯīr, mettent l’accent sur les explications données par la tradition, dont ils tiennent à rendre compte, même s’il s’agit parfois de récits redondants ou contradictoires. De ce fait, leurs commentaires offrent au lecteur un premier aperçu des différentes opinions traditionnelles relatives à l’interprétation d’un verset ou d’un bloc de versets. Mais il serait vain d’y chercher des exposés détaillés sur les discussions théologiques que suscite le passage considéré. Ce type de développements se trouve plutôt dans les ouvrages composés par des auteurs issus des écoles du kalām, comme al‑Rāzī. Cela dit, les deux sortes de commentaires coraniques se complètent, et il convient de les utiliser ensemble, si l’on veut saisir tous les enjeux du débat ; sachant que les théologiens mentionnent très souvent les interprétations traditionnelles, soit pour s’en servir comme arguments, soit pour les réfuter.
7Aussi, avant de voir comment les deux versets relatifs aux martyrs sont interprétés par les théologiens spéculatifs, intéressons‑nous d’abord aux diverses explications dont ils font l’objet dans l’exégèse fondée sur la tradition. Pour donner un aperçu de celles-ci, nous nous tournons naturellement vers al‑Ṭabarī.
1. L’interprétation de Coran II, 154 et III, 169 dans le Tafsīr d’al‑Ṭabarī
8Comme nous l’avons souligné précédemment, al‑Ṭabarī et Ibn Kaṯīr adoptent une méthode exégétique similaire, consistant à réunir pour chaque verset coranique examiné plusieurs traditions supposées en préciser le sens. Dans le cas qui nous occupe ici, ils citent différents récits dont certains apparaissent comme indiquant les circonstances de la révélation (asbāb al‑nuzūl) des versets II, 154 et III, 169. L’un d’eux est transmis par ʿAbd Allāh b. ʿAbbās (m. c. 68/687). On y attribue au Prophète la parole suivante :
- 11 Ibn Ḥanbal, Musnad IV, p. 218, no 2388. D’autres versions de cette même tradition indiquent que les (…)
Lorsque vos frères furent tués pendant la bataille d’Uḥud, Dieu mit leurs âmes dans les ventres (aǧwāf, pl. de ǧawf) d’oiseaux verts qui atteignent les fleuves du paradis, mangent de ses fruits et demeurent dans des lampadaires (qanādīl, pl. de qindīl) d’or, à l’ombre du Trône. Quand ils ont vu combien leur boisson et leur nourriture étaient exquises et leur demeure agréable, ils dirent : « Si seulement nos frères savaient la récompense dont Dieu nous a gratifiés ! [Il faut qu’ils le sachent] afin qu’ils ne renoncent pas au ǧihād et ne fuient pas le combat. » Dieu leur répondit : « Je vais les en informer en votre nom. »11
- 12 Selon d’autres traditions, ce verset aurait été révélé en réponse à des compagnons du Prophète qui (…)
- 13 Al-Ṭabarī, Tafsīr VI, p. 228‑229 ; Ibn Kaṯīr, Tafsīr, p. 222. Cette tradition figure dans le recuei (…)
9C’est alors, disent les rapporteurs de ce récit, que fut révélé le verset III, 16912. Il existe une autre version un peu plus longue de cette tradition selon laquelle Dieu se montre aux martyrs, dans leur demeure paradisiaque, et s’adresse à eux en ces termes : « Ô mes serviteurs, avez-vous d’autres souhaits ? Je suis disposé à les exaucer. » Ils répondent : « Seigneur, rien de ce que nous pourrions désirer n’est plus parfait que le paradis que Tu nous as accordé. Nous mangeons de sa nourriture autant que nous voulons. » Ils répètent cela trois fois. Dieu apparaît à eux encore en leur posant la même question. Ils répondent de la même manière, avant d’ajouter : « Mais nous préférerions que nos âmes soient renvoyées dans nos corps et que Tu nous ramènes à la vie afin que nous puissions de nouveau combattre dans Ton Sentier et mourir [en martyrs]. »13
- 14 Les circonstances de la révélation de ce verset font l’objet de traditions divergentes. À côté des (…)
10D’après al-Ṭabarī, qui cite différentes versions de ces traditions, la phrase : « al‑laḏīna qutilū fī sabīli llāhi » renvoie à ceux parmi les Compagnons de Muḥammad qui ont été tués lors de la bataille d’Uḥud14. C’est comme si Dieu disait au Prophète :
- 15 Al-Ṭabarī, Tafsīr VI, p. 227‑228.
Ne crois pas qu’ils soient morts, qu’ils ne ressentent plus rien ou qu’ils n’éprouvent aucun plaisir ni aucune jouissance ; bien au contraire, ils sont vivants auprès de moi. Ils se délectent de mes dons et sont extrêmement satisfaits des gracieuses faveurs que je leur ai accordées et des récompenses abondantes dont je les ai gratifiés15.
- 16 « Dans un jardin verdoyant » (fī rawḍa ḫaḍrāʾ), selon une autre version.
- 17 Al-Ṭabarī, Tafsīr VI, p. 230 ; Ibn Kaṯīr, Tafsīr, p. 420 ; Ibn Ḥanbal, Musnad IV, p. 220, no 2390 ; (…)
- 18 Cette opinion est admise par certains exégètes dont Muǧāhid b. Ǧabr (m. 104/722), pour qui les mart (…)
11Dans une autre tradition, également citée par al‑Ṭabarī, on fait dire au Prophète ceci : « Les martyrs sont sur Bāriq, un fleuve passant devant la porte du paradis. [Ils demeurent] dans un dôme vert16 et reçoivent leur nourriture, matin et soir, du paradis. »17 Ce hadith laisse entendre qu’après leur mort, les šuhadāʾ (pl. de šahīd) n’entrent pas directement au paradis, mais séjournent dans une demeure qui leur est réservée, jusqu’au jour du jugement final18. Or, selon la plupart des traditions, les martyrs sont accueillis au paradis dès qu’ils succombent. Une telle divergence entre les différentes paroles prophétiques portant sur la destinée des martyrs soulève une difficulté qu’Ibn Kaṯīr a essayé de dissiper :
- 19 Ibn Kaṯīr, Tafsīr, p. 420.
On peut supposer que les martyrs forment diverses catégories. Parmi eux, il y a ceux dont les âmes se promènent au paradis, et ceux qui séjournent sur ce fleuve coulant devant la porte du paradis. Il est possible aussi que ce fleuve soit leur destination finale ; là où ils se rassemblent [tous] et reçoivent leur subsistance19.
- 20 Pour ces traditions voir, par exemple, al‑Suyūṭī, Tafsīr II, p. 377‑382 ; Raven, « Martyrs », EQ, 2 (…)
12Les hadiths que nous venons de voir sont supposés faire connaître la destination des martyrs et le sort qui leur est réservé immédiatement après leur mort. Les exégètes classiques s’y réfèrent pour préciser les circonstances de la révélation du verset qui nous occupe et parce qu’ils y trouvent aussi un élément de réponse à la question : pourquoi le Coran présente ceux qui tombent sur la voie de Dieu comme étant vivants ? À côté de ces traditions, il y a évidemment beaucoup d’autres matériaux relatifs au martyre dans lesquels puisent les commentateurs du Coran20. Notre objectif ici n’est pas d’en faire l’inventaire, mais de donner un aperçu des procédés employés par l’exégèse traditionnelle pour résoudre la difficulté liée à l’interprétation de Q II, 154 et III, 169. Aussi, limitons-nous aux seuls récits et explications pouvant nous éclairer sur ce sujet.
13Si al-Ṭabarī et Ibn Kaṯīr se contentent de mentionner un certain nombre de traditions qu’ils jugent susceptibles d’apporter des précisions sur la signification des versets considérés ou sur les circonstances de leur révélation, d’autres exégètes vont plus loin dans leur analyse en orientant leur réflexion vers les problèmes théologiques soulevés par ces textes coraniques. C’est le cas d’al‑Qurṭubī qui, après avoir mentionné plusieurs récits concernant les asbāb al‑nuzūl, déclare :
- 21 Qurṭubī, Tafsīr V, p. 408.
En somme, même s’il est possible que ce verset ait été révélé pour une cause englobant toutes celles évoquées, Dieu y dit des martyrs qu’ils sont vivants et qu’ils séjournent au paradis où ils reçoivent leur subsistance. Or, on sait indubitablement qu’ils sont morts, que leurs corps se trouvent sous terre et que leurs esprits sont vivants, comme ceux de tous les croyants, et qu’ils reçoivent leur nourriture au paradis dès leur mort, en vertu d’une faveur spéciale. C’est comme si la vie de ce bas‑monde continuait pour eux. Les savants ont des avis divergents à ce sujet. La majorité d’entre eux approuve ce que nous venons de dire, à savoir que les martyrs sont réellement en vie. Parmi ces savants, certains affirment que les âmes des martyrs sont rendues à leurs corps dans les tombes de sorte qu’ils puissent jouir des récompenses, de même que les infidèles sont ramenés à la vie dans leurs tombes pour qu’ils subissent le châtiment21.
14La question eschatologique qu’al‑Qurṭubī aborde brièvement ici, celle de savoir comment des personnes mortes peuvent être considérées comme vivantes, est plus longuement débattue dans les ouvrages auxquels nous allons nous intéresser à présent.
2. L’interprétation de Coran II, 154 et III, 169 chez les théologiens spéculatifs
- 22 Sur les critiques formulées par Ibn Taymiyya à l’égard de ce type d’exégèse, voir Saleh, 2010, p. 1 (…)
15Dans leurs commentaires du Coran, ces théologiens s’intéressent en premier lieu aux implications doctrinales des versets, reléguant ainsi au second plan d’autres discussions, comme celles concernant les circonstances de la révélation. Soucieux de défendre la doctrine de leurs écoles respectives et de contrer celles de leurs adversaires, ils s’efforcent d’interpréter les textes coraniques en fonction des thèses auxquelles ils adhèrent, au risque parfois de contredire les explications traditionnellement transmises. C’est la démarche qu’adoptent beaucoup d’exégètes muʿtazilites, ašʿarites et māturīdites et que critiquent les penseurs ḥanbalites, comme Ibn Taymiyya (m. 728/1328)22.
16Du point de vue théologique, le verset III, 169 pose plusieurs questions qu’al‑Rāzī résume à l’occasion du commentaire de la phrase : « Mais ils sont vivants » (bal aḥyāʾ) :
- 23 Al-Rāzī, Tafsīr IX, p. 89 (ad Q III, 169, masʾala 2).
Sache que le sens obvie de ce verset indique que ces hommes tués sont vivants. Ici, le mot « vivants » (aḥyāʾ) est employé soit au sens propre soit au sens figuré. S’il est employé au sens propre, de deux choses l’une : ou bien il veut dire qu’ils redeviendront vivants dans l’au‑delà (āḫira), ou bien il veut dire qu’ils sont vivants à cet instant précis. Si l’on considère cette seconde signification, l’affirmation que contient le verset porterait soit sur la vie spirituelle soit sur la vie corporelle23.
- 24 Sur la pensée de ce théologien et exégète muʿtazilite, voir El Omari, 2016.
- 25 Les commentaires coraniques composés par ces auteurs muʿtazilites sont entièrement ou partiellement (…)
- 26 Al-Rāzī, Tafsīr IV, p. 164.
- 27 Pour traduire ce verset et d’autres comme lui, on emploie généralement le futur. Mais ici le présen (…)
17La première opinion, celle consistant à interpréter le verset comme signifiant que les martyrs seront vivants au jour de la rétribution finale, est adoptée par certains théologiens et exégètes muʿtazilites, notamment Abū al‑Qāsim al‑Balḫī al‑Kaʿbī (m. 319/931)24, Abū Muslim al‑Iṣfahānī (m. 322/934) et Abū Bakr al‑Aṣamm (m. 201/817)25. Leur raisonnement, tel que le résume al‑Rāzī, est le suivant : les associationnistes (mušrikūn), voyant les Compagnons du Prophète tomber sur le champ de bataille, disaient d’eux qu’ils étaient morts en vain et qu’ils avaient sacrifié leurs vies pour une cause perdue. Dieu a répondu à ces moqueries en indiquant que les martyrs étaient vivants, c’est‑à‑dire qu’ils seront ressuscités au jour de la résurrection et qu’ils jouiront des délices du paradis. L’emploi de l’adjectif aḥyāʾ signifie que cette vie qui leur est promise se réalisera assurément et que sa venue est très proche26. Le Coran utilise souvent des formulations similaires, notamment quand il est question de l’au‑delà, comme dans le verset LXXXII, 13 : « Oui, les hommes bons sont plongés dans les délices et les libertins dans une fournaise. »27
- 28 On sait que le « châtiment de la tombe » fait partie des questions ayant opposé les théologiens sun (…)
- 29 De tendance zaydite. Sur son commentaire coranique et son influence, voir Mourad, 2010 ; Gimaret, 1 (…)
- 30 Al-Ǧišumī, al-Tahḏīb fī l‑tafsīr I, p. 658 [désormais : Tafsīr].
- 31 Dans l’un des passages du commentaire d’al-Ǧišumī auxquels nous nous référons, al-Kaʿbī et Abū Musl (…)
18La position que prennent ces auteurs muʿtazilites au sujet des martyrs s’inscrit dans une stratégie argumentative plus large, consistant à montrer la faiblesse des preuves scripturaires avancées par ceux qui croient au « châtiment de la tombe » (ʿaḏāb al‑qabr)28. Il s’agit d’établir que, contrairement à ce que prétendent ses défenseurs, cette croyance ne repose sur aucun texte coranique explicite. Les quelques versets que l’on cite habituellement ne permettent pas d’établir de manière certaine l’existence d’une rétribution durant l’intervalle (al‑barzaḫ) entre la mort de l’homme et l’avènement de l’anéantissement universel. C’est du moins ce qui ressort de l’exposé qu’al‑Ǧišumī consacre au verset II, 154. Selon cet exégète muʿtazilite29 en effet, si al‑Kaʿbī situait la seconde vie des martyrs au jour de la grande rétribution et non pendant le séjour tombal, c’est parce qu’il niait le « châtiment de la tombe » (li‑annahu yunkir ʿaḏāb al‑qabr)30. Cette remarque semble valoir également pour Abū Muslim al‑Iṣfahānī, même si al‑Ǧišumī ne le dit pas clairement31.
- 32 Al-Ǧišumī, Tafsīr I, p. 657‑658 ; II, p. 1385.
19Quoi qu’il en soit, l’opinion d’al‑Kaʿbī est rejetée par la plupart des théologiens, y compris au sein de l’école muʿtazilite32. Al‑Rāzī aussi la réfute. L’argumentation qu’il lui oppose est fondée à la fois sur les sources scripturaires (le Coran et la tradition prophétique) et sur la raison. Il serait trop long de la détailler ici. Aussi limiterons-nous à résumer deux arguments :
- S’il s’agissait d’une vie se produisant au jour de la résurrection, comme l’affirme al‑Kaʿbī, Dieu n’aurait pas dit dans la suite du même verset : « Ils se réjouissent parce qu’ils savent que ceux qui viendront après eux et qui ne les ont pas encore rejoints n’éprouveront plus aucune crainte et qu’ils ne seront pas affligés. » Car les gens qui ne les ont pas encore rejoints vivent nécessairement dans le monde d’ici‑bas. Or, le fait que les martyrs se réjouissent en pensant à des personnes encore en vie signifie indubitablement que cela se produit maintenant et non pas lors de la résurrection33.
- Selon la tradition rapportée par Ibn ʿAbbās, le Prophète dit que les âmes des martyrs sont placées dans le ventre d’oiseaux verts qui séjournent au paradis et se nourrissent de ses fruits. Dans une autre tradition, le Prophète annonce à Ǧābir Ibn ʿAbd Allāh que Dieu a redonné la vie à son père (aḥyāhu) mort à Uḥud34. Ces hadiths et beaucoup d’autres encore sont tellement connus qu’ils atteignent presque le degré de la transmission d’un grand nombre (tawātur)35. Comment peut‑on les rejeter ? Il en va de même des traditions prophétiques mentionnant le châtiment de la tombe, comme celle dans laquelle il est dit : « La tombe est l’un des jardins du paradis ou l’un des gouffres de l’enfer. »36
- 37 Sur les preuves fondées sur la tradition, voir Gimaret, 1990, p. 531.
20On retrouve ici les traditions prophétiques indiquant que le martyr entre au paradis immédiatement après sa mort. Al‑Rāzī en tire argument, tout en admettant une faiblesse dans leur transmission. Pour lui, comme pour la plupart des théologiens ašʿarites, l’existence de traditions (aḫbār, pl. de ḫabar) multiples et concordantes peut constituer une preuve, même si, prises séparément, ces traditions ne remplissent pas toutes les conditions de validité37.
- 38 Cf. van Ess, 1982.
- 39 Al-Kaʿbī est connu pour sa critique rigoureuse des traditions prophétiques, voir van Ess, 1982, p. (…)
- 40 Ainsi conçue, l’âme ne perçoit pas d’elle‑même le plaisir et la douleur, seule son association avec (…)
21Tel n’est pas l’avis des auteurs muʿtazilites qui appliquent aux aḫbār des critères de validation différents de ceux en usage chez les traditionnistes. Selon eux, l’attention doit être portée à la fois sur la chaîne des garants (isnād) et sur le contenu du texte (matn)38. Al‑Kaʿbī recourt à la même méthode pour invalider les traditions relatives aux martyrs39. Ces hadiths, déclare‑t‑il, sont faibles, car les âmes n’éprouvent pas du plaisir ; c’est le corps qui éprouve du plaisir lorsqu’il est habité par l’âme et non pas l’âme en tant que telle. En effet, l’âme est comme une puissance pour le corps, elle ne peut agir d’elle‑même et sans lui. Al‑Rāzī rejette cet argument qu’il juge faible parce que fondé sur la thèse des théologiens selon laquelle l’âme serait un simple accident résidant dans le corps. Nous y reviendrons40.
- 41 Pour al‑Kaʿbī, l’idée que ces âmes se promènent au paradis ne s’accorde pas avec le fait qu’elles s (…)
- 42 Al-Rāzī opte ici pour une interprétation métaphorique. Les oiseaux verts et les rivières du paradis (…)
22Al-Kaʿbī avance un second argument selon lequel les traditions prophétiques précitées comportent une contradiction évidente, puisque les âmes des martyrs y sont décrites à la fois comme étant dans le ventre d’oiseaux verts et comme se promenant au paradis et mangeant de sa nourriture41. Al‑Rāzī réfute également cette objection en disant que les hadiths en question emploient un langage métaphorique pour décrire les bonheurs réservés aux martyrs. Ils ne doivent donc pas être pris à la lettre42.
- 43 On trouve cet argument chez Abū ʿAlī al‑Ǧubbāʾī ; voir Gimaret, 1994, p. 202‑203.
- 44 Ici, nous traduisons le mot šuhadāʾ par martyrs, mais il est à noter que, dans le Coran, ce mot sig (…)
- 45 Al-Rāzī, Tafsīr IV, p. 165 (ad Q II, 154).
23Un des arguments qu’oppose al‑Rāzī à ses adversaires muʿtazilites et que mentionne également al‑Ǧišumī est de dire que si la vie dont il s’agit dans le verset III, 169 était celle attendue au moment du jugement dernier, le Coran n’en aurait pas parlé comme un privilège réservé exclusivement aux martyrs, puisqu’au jour de la résurrection tous les humains seront ressuscités et non pas seulement les martyrs de la guerre sainte43. À cette objection, Abū Muslim al‑Iṣfahānī répond que si Dieu a mentionné spécifiquement les martyrs, c’est parce qu’ils jouissent d’un statut plus élevé au paradis, comme l’indique le verset IV, 69 : « Ceux qui obéissent à Dieu et à son Prophète sont au nombre de ceux que Dieu a comblés de bienfaits ; avec les prophètes, les justes, les martyrs44 et les saints. » Autrement dit, Dieu a voulu glorifier les martyrs en les désignant de manière expresse. Al‑Rāzī tient cette réponse pour infondée, car les prophètes et les véridiques (ṣiddīqūn) ont un statut supérieur à celui des martyrs et pourtant le Coran n’a évoqué que ces derniers45.
- 46 Al-Rāzī, Tafsīr IV, p. 165. Des arguments similaires sont avancés par al‑Ǧubbāʾī et al‑Ǧišumī ; voi (…)
24Pour appuyer sa position, Abū Muslim fait appel à un autre argument. Le verset III, 169, avance-t-il, décrit les martyrs comme étant vivants auprès de Dieu (ʿinda rabbihim). Le mot ʿinda, tel qu’il est employé ici, ne peut indiquer un espace (makān), car Dieu n’est pas localisé. Cette phrase signifie donc qu’ils vont au paradis. Or, on sait que les hommes concernés par la récompense divine (ahl al‑ṯawāb) n’entrent au paradis qu’au jour de la grande résurrection. Mais pour al‑Rāzī, cet argument n’est pas non plus convaincant, car être auprès de Dieu (ʿindiyya) est une position spirituelle que les élus peuvent atteindre avant même d’entrer au paradis. En effet, Dieu est capable de leur accorder le privilège d’être auprès de Lui de différentes façons : par exemple, en les élevant à un statut supérieur et en leur annonçant les bonnes nouvelles (bišārāt). Cette grâce divine est susceptible de leur parvenir dans la tombe ou dans tout autre endroit où ils pourraient se trouver46.
- 47 Al-Ǧišumī, Tafsīr I, p. 656 ; cf. Gimaret, 1994, p. 202‑203.
25Ayant démontré la fausseté de l’opinion d’al‑Kaʿbī et d’Abū Muslim al-Iṣfahānī, al‑Rāzī aborde la seconde hypothèse, selon laquelle les martyrs connaissent une seconde vie dès leur mort. Adoptée par un grand nombre de théologiens, dont les muʿtazilites Abū ʿAlī al‑Ǧubbāʾī, son fils Abū Hāšim (m. 321/933) et al‑Ǧišumī47, cette interprétation pose le problème de savoir comment des hommes que de nombreux témoins ont vus mourir peuvent-ils être qualifiés de vivants. Pour établir le bien‑fondé de cette interprétation, il recourt à la notion de la survie de l’âme. Mais il doit d’abord prouver que, contrairement à ce que pensent beaucoup de théologiens, l’homme n’est pas le corps. Nous allons voir que l’argumentation dont il use à cet effet s’inspire de la pensée philosophique et plus particulièrement de la théorie psychologique d’Ibn Sīnā.
- 48 Cf. Schöck, 2016, p. 95 (69).
- 49 Voir al-Qāḍī ʿAbd al‑Ǧabbār, al‑Muġnī XI, p. 362‑363. D. Gimaret souligne une divergence entre les (…)
- 50 Voir, par exemple, Abū Yaʿlā, al‑Muʿtamad fī uṣūl al‑dīn, p. 93‑94.
- 51 Cf. van Ess, 2018, IV, p. 536.
- 52 Al-Qāḍī ʿAbd al‑Ǧabbār, al‑Muġnī XI, p. 358‑363 ; al‑Rāzī, al‑Maṭālib al‑ʿāliya VII, p. 35‑36 ; cf. (…)
26Pour mieux comprendre pourquoi al‑Rāzī s’oppose à d’autres théologiens sur ce point, il convient de s’arrêter brièvement sur la conception de l’homme telle qu’elle apparaît dans les traités de kalām. Selon la théorie atomiste adoptée par beaucoup d’auteurs muʿtazilites et ašʿarites, toutes les créatures, y compris les humains, se composent de conglomérats d’atomes dans lesquels résident des accidents et ce sont ces accidents qui confèrent à chaque être ses qualités48. Ainsi, les hommes, les animaux, les végétaux et tous les êtres créés ont en commun cette composition. Ce qui les distingue les uns des autres ce sont les accidents. Chez les muʿtazilites, certains accidents ne peuvent résider que dans une structure (binya ou bunya) pouvant les accueillir49. C’est notamment le cas de la vie. Pour qu’une chose soit vivante, il faut qu’elle possède la structure lui permettant de l’être50. Il en va de même pour la science, la puissance, la volonté, etc. L’homme, lui, a la structure nécessaire pour ces qualités51. Et c’est par cette structure qu’il se distingue des autres êtres. Partant, certains théologiens muʿtazilites et ašʿarites définissent l’être humain (insān) comme étant : « cet ensemble construit selon ce type de structure, composé selon cette sorte de composition » (hāḏihi l‑ǧumla al‑mabniyya bi‑hāḏā al‑ḍarb mina l‑binya al‑murakkaba bi‑hāḏā l‑nawʿ mina l‑tarkīb)52.
- 53 Al-Ǧišumī, Tafsīr I, p. 657.
27L’idée consistant à considérer l’homme comme une structure corporelle et la vie comme un accident inhérent à cette structure est souvent mise en avant par les exégètes muʿtazilites. Al‑Ǧišumī s’y réfère à maintes reprises dans son commentaire des versets II, 154 et III, 169. « L’homme vivant, dit‑il, est le corps et c’est celui‑ci qui est concerné par la récompense et le châtiment. L’esprit (rūḥ), lui, est l’air qui va et vient dans les cavités du corps humain. »53 Dans un autre passage, on peut lire ceci :
- 54 Al-Ǧišumī, Tafsīr II, p. 1383.
Il n’y a pas de doute que l’individu juridiquement capable (al‑mukallaf), celui qui reçoit la récompense et subit le châtiment, est cette personne construite selon une structure particulière et que l’esprit ne réside pas en soi et ne vit pas ; mais il est nécessaire à la vie de la personne54.
28Comme le montrent ces deux exemples, al‑Ǧišumī identifie l’homme au corps, l’esprit n’est, à ses yeux, rien d’autre que le souffle vital.
- 55 Il convient de préciser que chez al‑Ġazālī et al‑Rāzī, les termes âme (nafs) et esprit (rūḥ) s’appl (…)
- 56 Sur la conception de l’homme chez al-Rāzī, voir Oulddali, 2019, p. 29-34.
29Telle n’est pas la position d’al‑Rāzī qui, à l’instar d’al‑Ġazālī (m. 505/1111) et d’autres auteurs influencés par la falsafa, accorde une place centrale à l’âme dans sa doctrine anthropologique55. Pour lui, en effet, l’homme est fait de deux principes : l’âme et le corps. Mais dans ce composé, l’élément dominant est l’âme. Car c’est elle qui gouverne le corps et lui donne la vie, la perception et le mouvement. Sans elle, ces facultés ne sauraient exister. Il ne fait donc pas de doute qu’elle est l’essence véritable de l’homme56.
- 57 Al-Rāzī, Tafsīr IV, p. 165-166 ; IX, p. 91 ; al-Rāzī, al-Arbaʿīn fī uṣūl al-dīn II, p. 18.
30C’est sur cette théorie que notre exégète se fonde pour répondre aux théologiens. Deux arguments sont avancés par lui : le premier fait appel à l’unité et à la constance de l’ipséité de l’homme. On sait, dit‑il, que le corps humain, en tant que structure composée de membres et de parties, subit de nombreux changements au cours de la vie ; il est petit lorsqu’il vient au monde, ensuite il devient grand. Les éléments qui le forment se transforment constamment et certains se désagrègent. On sait par ailleurs que chaque homme a conscience qu’il est une seule et même chose depuis sa naissance jusqu’à sa mort. Or, ce qui demeure immuable diffère nécessairement de ce qui change. Il en ressort que l’homme est différent de cette structure périssable57.
- 58 Al-Rāzī, Tafsīr IV, p. 165-166 ; IX, p. 91. Voir aussi, al-Rāzī, al-Arbaʿīn fī uṣūl al-dīn II, p. 2 (…)
- 59 Cette thèse est souvent attribuée au théologien muʿtazilite Ibrāhīm b. Sayyār al-Naẓẓām (m. vers 23 (…)
- 60 Al-Rāzī, Tafsīr IV, p. 166 ; IX, p. 91.
31Le second argument est fondé sur la conscience de soi. L’homme connaît l’existence de son propre « moi » et cette connaissance est permanente chez lui ; il la possède même lorsqu’il ignore l’existence des membres qui composent son corps. Or, ce qui est connu diffère nécessairement de ce qui est ignoré. Par conséquent, l’homme en tant que « moi » n’est pas le corps58. Mais si cette chose que chaque être humain désigne en disant « moi » est différente du corps organique, en quoi consiste-t-elle ? Selon al‑Rāzī, il s’agit soit d’un corps dissimulé dans ce corps visible, comme le feu est dissimulé dans le charbon, l’huile de sésame dans le grain de sésame et l’eau de rose dans la rose59, soit d’une substance (ǧawhar) immatérielle qui ne réside pas dans un corps60.
32Nous avons ici deux conceptions différentes de la nature de l’âme ; dans la première l’âme apparaît comme une entité matérielle et dans la seconde comme une substance spirituelle. Al‑Rāzī opte clairement pour la conception spirituelle, suivant en cela Avicenne et d’autres philosophes musulmans. Mais dans ce passage de son commentaire coranique, il retient les deux explications afin de démontrer que l’interprétation qu’il va proposer du verset III, 169 demeure valable, que l’âme soit considérée comme un corps subtil mélangé au corps organique ou comme une substance séparée, une entité spirituelle.
- 61 Al-Rāzī, Tafsīr IV, p. 166 ; IX, p. 91.
33Après avoir démontré qu’en réalité l’homme n’est pas le corps mais l’âme, al‑Rāzī explique que, de ce point de vue, le qualificatif aḥyāʾ appliqué aux martyrs a un sens tout à fait acceptable. Car il n’est pas impossible que lorsque le martyr meurt, son âme se sépare de son corps en étant vivante. Ainsi, même si Dieu le fait mourir, il lui rend la vie à travers l’âme61.
- 62 Voir supra. Sur cette solution fondée sur la survie de l’âme, voir Oulddali, 2019, p. 32, 42, 75.
- 63 Al-Rāzī, Tafsīr IV, p. 166 ; IX, p. 91.
34L’idée que l’âme existe et qu’elle survit au corps permet donc d’établir la possibilité d’une vie intervenant immédiatement après la mort. Al‑Rāzī voit là une solution absolument pertinente pour résoudre le problème théologique et exégétique suscité par la croyance sunnite relative au « châtiment de la tombe » que certains auteurs muʿtazilites déclarent sans fondement62. Pour lui, si l’on admet que l’essence de l’homme réside dans l’âme et que celle-ci ne meurt pas avec le corps, on peut dissiper tous les doutes (šubuhāt) au sujet des récompenses et des châtiments décrits par la Tradition comme ayant lieu dans la tombe63.
- 64 Al-Rāzī, Tafsīr IX, p. 91. Sur ces preuves scripturaires, voir aussi, al‑Rāzī, al‑Maṭālib al‑ʿāliya (…)
- 65 Al-Rāzī, Tafsīr IX, p. 91. Notons que cette parole est généralement attribuée au maître soufi al‑Ǧu (…)
35Les preuves en faveur de la survie de l’âme sont nombreuses selon notre exégète. Le Coran lui‑même en fournit plusieurs. L’une de ces preuves peut être tirée des versets 27 à 30 de la sourate‑LXXXIX (al‑Faǧr) : « Ô toi ! Âme apaisée ! Retourne vers ton Seigneur, satisfaite et agréée ; entre donc avec mes serviteurs ; entre dans mon Paradis ! » Ici, explique al‑Rāzī, la phrase « Retourne vers ton Seigneur » (irǧiʿī ilā rabbiki) renvoie à la mort et la phrase « Entre donc avec mes serviteurs » (fa‑udḫulī fī ʿibādī) indique que l’âme rejoint aussitôt le paradis ; la preuve en est l’emploi du fāʾ qui montre qu’une action succède à une autre sans intervalle de temps64. Il existe aussi diverses traditions prophétiques allant dans ce sens. Parmi elles, il y a tous les hadiths évoquant les tourments de la tombe, mais aussi des paroles dans lesquelles le Prophète aurait comparé la mort à un simple changement de demeure, comme ici : « Les amis de Dieu ne meurent pas, ils sont seulement transférés d’une demeure à l’autre. »65
36La survie de l’âme peut également être établie rationnellement. Al‑Rāzī s’efforce de le prouver à travers un ensemble d’arguments qu’il qualifie lui‑même de persuasifs (iqnāʿiyyāt). Selon lui, certaines choses qui affaiblissent le corps fortifient l’âme. Par exemple, l’endormissement rend le corps inerte, mais cette inertie n’affecte pas l’âme, bien au contraire, puisque celle-ci double d’activité durant le sommeil ; comme le prouvent les songes pendant lesquels on voit des choses appartenant au monde de l’invisible (muġayyabāt). Il en est de même de la méditation intense qui, pour le corps, peut être périlleuse dans la mesure où elle assèche le cerveau et le détruit, alors que, pour l’âme, elle constitue un moyen de perfectionnement, permettant à celle-ci d’accéder à la connaissance du monde divin (al‑maʿārif al‑ilāhiyya). Par conséquent, si ce qui affaiblit le corps n’affaiblit pas l’âme, cela renforce la présomption que la mort du corps n’implique pas la mort de l’âme.
- 66 Al-Rāzī, Tafsīr IX, p. 92.
37Par ailleurs, les états de l’âme sont différents de ceux du corps. La preuve en est que l’âme éprouve de la joie et du bonheur lorsqu’elle est irradiée par les lumières de la connaissance du monde invisible, à tel point que la personne à qui cela arrive en vient à oublier de manger et de boire et peut même éprouver de l’aversion à l’égard de la nourriture et de la boisson. Les sages ayant une connaissance approfondie de Dieu (ʿārifūn), lorsqu’ils sont touchés par de telles lumières ou que se dévoilent à eux certains secrets, perdent toute envie de boire ou de manger. C’est comme si le bonheur spirituel était l’opposé du bonheur corporel. Tout cela tend à prouver que l’âme est une substance séparée et que rien ne la relie au corps. Or, s’il en est ainsi, la mort du corps ne doit pas causer celle de l’âme66.
- 67 Hadith considéré comme faible par la critique, voir al‑Bayhaqī, al‑Ḫilāfiyāt I, p. 260.
- 68 Al-Rāzī, Tafsīr IX, p. 93.
- 69 Al-Rāzī, Tafsīr IX, p. 93.
38Dans cette perspective, ajoute al‑Rāzī, certains exégètes affirment que les âmes des martyrs sont vivantes et qu’elles s’agenouillent et se prosternent chaque nuit sous le Trône et ce jusqu’au jour de la résurrection. Cette opinion s’accorde avec le hadith : « Quand un serviteur s’endort pendant la Prière, Dieu s’en vante auprès des anges en disant : “Regardez mon serviteur ! Son esprit est auprès de Moi (ʿindī) et son corps m’obéit” »67. Le verset III, 169 dit la même chose. Les martyrs y sont décrits comme étant vivants auprès de Dieu (aḥyāʾ ʿinda rabbihim)68. En outre, le mot ʿinda est également employé pour qualifier les anges, comme dans le verset XXI, 19 : « Et ceux qui sont auprès de Lui ne se considèrent pas trop grands pour l’adorer. » Al‑Rāzī établit un parallèle subtil entre ces deux passages coraniques. Selon lui, si l’on comprend combien est parfait le bonheur que procure aux anges le fait d’être auprès de Dieu, on peut aussi comprendre combien est parfait le bonheur qu’éprouvent les martyrs en étant auprès de leur Seigneur. Il conclut sa réflexion en disant : « Ces mots ouvrent à la raison les portes de la connaissance relative à l’au-delà. »69
- 70 Al-Rāzī, Tafsīr IX, p. 93.
- 71 Al-Ǧišumī, Tafsīr I, p. 658. Notons que pour al-Ǧišumī qui, comme nous l’avons déjà souligné, souti (…)
39Même s’il considère l’affirmation de la survie spirituelle comme étant la meilleure solution au problème eschatologique que suscite le verset III, 169, al‑Rāzī tient à exposer et à discuter d’autres interprétations proposées par ses prédécesseurs. Certains exégètes, dit‑il, soutiennent qu’après leur mort les corps des martyrs sont ressuscités afin qu’ils puissent recevoir les récompenses promises à ceux qui succombent sur le chemin de Dieu. Mais cette opinion est inacceptable, car elle contredit les données des sens. Chacun sait en effet que ces corps restent parfois longtemps à l’endroit où ils sont tombés et qu’ils finissent par se décomposer ou être dévorés par les animaux. Affirmer qu’ils sont vivants revient par conséquent à admettre une absurdité70. Cet argument est également utilisé par les exégètes muʿtazilites qui s’opposent à l’idée que les martyrs retrouvent une vie dès leur mort, comme l’atteste un passage du commentaire d’al‑Ǧišumī71.
- 72 Dans l’édition que nous utilisons, le texte se lit ainsi « Qāla al-Aṣamm al-Balḫī ». Il peut donc s (…)
- 73 Al-Rāzī, Tafsīr IX, p. 93.
40Une autre manière d’interpréter ce verset est de considérer le qualificatif aḥyāʾ comme une allégorie. Cette interprétation qu’al‑Rāzī attribue à Abū Bakr al‑Aṣamm ou à al‑Balḫī72 se réfère à l’usage métaphorique de l’adjectif « vivant » dans la langue arabe. Lorsqu’un homme connu pour sa grande piété meurt, on peut dire de lui qu’il est vivant, en pensant à la joie et au bonheur qui l’attendent dans l’au‑delà. À l’inverse, l’homme ignorant qui n’est utile ni à lui‑même ni à autrui peut être qualifié de mort alors qu’il est en vie73.
- 74 Al-Rāzī, Tafsīr IX, p. 93. Les partisans de cette opinion, souligne al-Rāzī, tirent argument d’un r (…)
- 75 Selon la tradition, le Prophète aurait ordonné à ses compagnons d’enterrer les corps des martyrs d’ (…)
41Al‑Rāzī mentionne encore deux autres explications. Dans la première, le qualificatif aḥyāʾ est compris comme une métaphore exprimant l’idée que les corps des martyrs demeurent intacts dans leurs tombes et qu’ils ne subissent aucune détérioration une fois sous terre74 ; et dans la seconde, il est interprété comme signifiant que la toilette mortuaire ne se pratique pas sur le šahīd75.
3. Interprétation philosophique et mystique
- 76 Al-Rāzī, Tafsīr IX, p. 94.
42Nous avons vu que pour al‑Rāzī la clé susceptible de résoudre les questions eschatologiques soulevées par le verset III, 169 et d’autres passages coraniques similaires réside dans la théorie psychologique consistant à identifier l’homme à son âme, considérée comme une substance purement spirituelle, et non à son corps périssable. Cette solution offre un autre avantage : celui de mieux comprendre la description coranique de la joie des martyrs. Al‑Rāzī développe cette idée dans le commentaire de la suite du verset : « Ils sont pourvus de biens auprès de leur Seigneur, ils sont heureux de la grâce que Dieu leur a accordée » (ʿinda rabbihim yurzaqūn, fariḥīna bi‑mā ātāhumu llāhu min faḍlihi). Les théologiens, dit‑il, définissent la récompense (ṯawāb) comme « un bien pur et perpétuel, associé à la glorification » (manfaʿa ḫāliṣa dāʾima maqrūna bi‑l‑taʿẓīm). Par conséquent, Sa parole (qawluhu) : « Ils sont pourvus de biens » (yurzaqūn), fait allusion au bienfait et Sa parole : « Ils sont heureux » (fariḥīn) se réfère à la joie résultant de la glorification reçue de Dieu76.
- 77 Al-Rāzī, Tafsīr IX, p. 94.
Quant aux sages (ḥukamāʾ), ils ont dit : « Lorsque les substances des esprits saints s’illuminent des lumières divines, elles se réjouissent pour deux raisons : la première est que leurs essences deviennent radieuses et resplendissantes, sous l’effet de ces dévoilements du sacré et de ces connaissances divines ; et la seconde est qu’elles contemplent la source de la lumière et le principe de la miséricorde et de la majesté. » Ils ont dit que la joie qu’ils éprouvent du fait du second facteur est plus intense que celle qu’ils ressentent du fait du premier. Sa parole : « Ils sont pourvus de biens » est une allusion au premier degré de joie et Sa parole : « Ils sont heureux » est une allusion au second degré. C’est la raison pour laquelle Dieu a dit : « Ils sont heureux de la grâce que Dieu leur a accordée. » Cela signifie que leur joie et leur bonheur sont dus, non à la nourriture reçue comme telle, mais au fait qu’elle leur soit accordée. Car celui qui se soucie de la nourriture se soucie de lui‑même. Celui [en revanche] qui médite sur l’octroi de la nourriture médite sur le Pourvoyeur (al‑rāziq). Et celui qui cherche le Vrai (al‑ḥaqq) pour autre chose que Lui‑même est empêché de Le connaître (maḥǧūb)77.
- 78 Al-Rāzī, Tafsīr IX, p. 92 ; sur ce sujet, on consultera, par exemple, Sebti, 2021, p. 20, 48 ; Gard (…)
- 79 Cf. Lagarde, 2008, p. 223.
43Al-Rāzī défend ici une doctrine proche de celle que l’on trouve chez les philosophes musulmans et de nombreux soufis. Il s’agit de considérer les délices du paradis maintes fois décrits dans le Coran comme ne constituant qu’un aspect infime, voire dérisoire, de la félicité à laquelle aspirent les élus. En effet, en tant que substance absolument spirituelle, l’âme humaine ne saurait rechercher des plaisirs proprement matériels. Il doit donc y avoir une autre sorte de bonheurs qui lui convienne et corresponde mieux à sa nature supérieure. Pour les philosophes, ces bonheurs suprêmes surviennent lorsque l’âme atteint la perfection qu’elle recherche en accédant à la connaissance du divin78. Al‑Rāzī adopte une position similaire79.
- 80 Al-Rāzī, Tafsīr X, p. 171 (ad Q IV, Nisāʾ, 69). Voir aussi Oulddali, 2019, p. 75 ; Lagarde, 2008, p (…)
Au jour du jugement dernier, la source de tous les bonheurs est l’irradiation de l’âme par les lumières de la connaissance divine. Et plus ces lumières sont intenses, nettes et débarrassées des impuretés résultant de l’attachement [de l’individu] au monde matériel, plus la personne est proche du bonheur et capable d’accéder au salut80.
- 81 Sur cette doctrine, voir Oulddali, 2019, p. 78-82.
44Ainsi, contrairement aux théologiens trop dépendants du kalām qui ont une conception plutôt traditionnelle des récompenses et des châtiments mentionnés dans le Coran, al‑Rāzī se fait le défenseur d’une doctrine plus complexe, inspirée des théories psychologique, épistémologique, cosmologique et éthique adoptées par les falāsifa81. C’est en fonction de cette conception qu’il interprète les textes coraniques relatifs à la résurrection et à la vie future.
4. Conclusion
45Les versets II, 154 et III, 169, tels qu’ils sont interprétés par les exégètes classiques, donnent lieu à diverses discussions dans lesquelles interviennent des notions tirées de la tradition, mais aussi des idées et des concepts empruntés à d’autres champs de réflexion, comme la théologie spéculative, la philosophie et la mystique. La présente étude n’a pas la prétention d’être exhaustive, ni d’avoir examiné en profondeur chacune des opinions présentées. Son objectif était seulement d’offrir un aperçu des questions suscitées par un texte coranique souvent cité dans les écrits et les prêches incitant au ǧihād ou évoquant la rétribution accordée aux martyrs.
46Au terme de ce travail, plusieurs points méritent d’être soulignés. D’abord, certaines discussions que nous avons relevées débordent le domaine du tafsīr tel que le comprennent les savants traditionalistes et, de ce fait, n’intéressent pas tous les commentateurs du Coran. Parmi ceux-ci, certains se contentent d’expliquer les termes coraniques en s’appuyant sur la philologie et la tradition, sans insister sur les considérations doctrinales, alors que d’autres, comme les exégètes muʿtazilites, font de la réflexion théologique leur priorité. Certes, les auteurs appartenant à cette seconde catégorie recourent aussi aux matériaux traditionnels, mais dans leur analyse des textes sacrés, ils accordent une grande importance aux implications dogmatiques, telles qu’elles sont étudiées par la science du kalām, ce qui confère à leur exégèse une dimension supplémentaire. Al‑Rāzī, lui, va plus loin dans cette voie, puisqu’en plus d’aborder les questions théologiques, il trouve souvent l’occasion d’insérer des développements philosophiques ou mystiques. Aussi peut‑on dire que son commentaire du Coran comporte une troisième dimension ou un troisième niveau d’analyse.
47Appliquée aux versets II, 154 et III, 169, cette démarche exégétique singulière permet à al‑Rāzī de dépasser les explications de ses prédécesseurs, notamment en recourant aux diverses notions de la falsafa, telles que l’immatérialité et l’immortalité de l’âme, l’irradiation de l’intellect par les lumières de la connaissance divine et le bonheur purement spirituel. L’introduction de ces éléments dans le débat relatif au sort eschatologique des martyrs génère des possibilités interprétatives que l’exégèse narrative et celle des théologiens spéculatifs n’offrent pas.
48Cela dit, même s’il fait appel aux idées philosophiques, al‑Rāzī tient à donner à ses interprétations une assise scripturaire. Aussi, dans les passages examinés, cite‑t‑il de nombreux versets coraniques et hadiths à l’appui des thèses qu’il soutient, comme celle de la survie de l’âme. Les exégètes muʿtazilites pratiquent le même mode d’argumentation. Eux aussi font appel au Coran pour justifier leurs positions, mêlant ainsi arguments rationnels et preuves scripturaires. Mais contrairement à al‑Rāzī qui puise beaucoup de ses idées dans le système avicennien, ces auteurs ne disposent pas de modèle philosophique similaire, pouvant leur permettre d’expliquer les différents états que traverse l’être humain dans ce monde et dans l’au-delà. Leur conception de l’homme repose généralement sur la théorie atomiste. Or, aux yeux de Rāzī, celle‑ci ne fournit pas de solutions satisfaisantes aux questions eschatologiques pressantes, soulevées par certains passages coraniques, comme les versets relatifs aux martyrs.